Danser Soul
Hanif Abdurraqib
Hanif Abdurraqib a commencé par écrire de la poésie tout en contribuant à des magazines musicaux comme Pitchfork ou Fader, avant de consacrer un premier recueil d’essais à la musique ( They Can’t Kill Us Until They Kill Us, 2017). Il écrit avec le même souffle sur A Tribe Called Quest et Fetty Wap que sur l’islam ou le basket, et tutoie de plus en plus souvent le haut des listes type New York Times bestsellers aux États-Unis. Dans cet extrait de son livre dédié à la culture noire américaine, A Little Devil in America: Notes in Praise of Black Performance (Random House, 2021), il nous conduit dans un dédale personnel et ébouriffant, qui traverse les marathons de danse des années 1920-1930, les boums de la pause-déjeuner dans son lycée et l’émission TV culte Soul Train. Celle-ci est née à la fin des années 1960, en parallèle de la grande lutte pour les droits civiques et de l’affirmation du cool associé aux musiques soul, funk et R&B. Mais au moment de s’y pencher, Hanif Abdurraqib évite l’éternelle épopée des grandes-heures-de-l’histoire-des-États-Unis pour plutôt écrire ce qu’Ann Cvetkovich appellerait une archive affective : une manière de traquer une mémoire sociale discontinue, latente, qui passe par les indices des corps, dans l’entrelacs entre les documents publics et l’expérience intime ; une mémoire faite de souffrance, de joies et d’espérances, quand, pour les Noirs du pays, suspendre le temps et dépasser sa condition devenaient des nécessités vitales.
Rap Radical Noir
Samuel Lamontagne
On avait rencontré Samuel Lamontagne à l’occasion de son article prémonitoire « Banlieue is the new cool » (Jef Klak, 2020, une alerte sur la gentrification par le développement des ware-house et tiers-lieux en première couronne parisienne). Il est parti à Los Angeles il y a près d’une dizaine d’années et y a mené une thèse sur la beat scene (Flying Lotus, Ras G., etc.), tout en se formant aux black studies et à l’ethnomusicologie. Comme le raconte Maboula Soumahoro dans Le triangle et l’hexagone, le passage par les États-Unis permet souvent de donner un relief nouveau à l’empreinte post/néo-coloniale de la France sur la vie de ses habitant·es. En partageant avec nous un texte issu d’un cours donné à UCLA auprès d’un public d’étudiant·es outre-atlantique, Samuel Lamontagne fait apparaître comment la condition diasporique en France a marqué la culture rap. Les perspectives afrocentriques de nombreux morceaux comme « Tams-tams de l’Afrique » (I.A.M, 1991) ou « Code Noir » de Fabe, enregistré en Martinique (1998), montrent que les rappeurs français ont pris l’habitude de réagir à un enseignement scolaire qui réduit trop souvent la présence noire en France à un phénomène d’immigration récente. Ce texte rappelle avec insistance comme il est urgent d’à nouveau relier cette musique aux existences et dissidences noires à travers le monde. C’est d’autant plus vrai à un moment où les recherches universitaires sur le rap insistent pour déconstruire la relation rap-banlieue, tandis que l’industrie en fait un format pop « universaliste », qui réduit les cultures afrodiasporiques à un folklore.
Danser la jackin’ house au lycée ?
Emma Warren
La journaliste britannique Emma Warren a commencé à danser devant l’incontournable émission de hit-parade Top of the Tops et la proto-house de Colonel Abrams. Plus tard, elle s’est mise à écrire sur la techno pour des magazines comme Jockey Slut, a continué de danser, est tombée gravement malade, est retournée danser, et a entrepris de raconter ces mouvements dans un livre. Dans Dance your way home (Faber, 2024), elle nous confronte à une double évidence : 1) l’histoire de la dance music a en fait toujours été une histoire du mouvement et de la danse, de leurs tendances, de leur géographie étendue 2) cette histoire nous fait défaut : bon nombre d’amateur·ices capables de citer les meilleures sorties Trax Records sauraient à peine reproduire la série des mouvements du jackin’ original (du moins, c’est notre cas). En insistant sur l’importance des lieux associatifs pour les jeunes, et dans le chapitre qui nous intéresse ici, sur la connexion entre les gymnases des lycées à Chicago (encore une fois !) et la radio britannique, elle alimente notre propre curiosité pour une histoire de la house élargie et approfondie, au-delà des classiques anecdotes sur le Music Box et le Warehouse.
Érotique du noise
Stephen Graham
Stephen Graham est l’auteur du livre Sounds of the underground (2016), ambitieuse cartographie de l’underground noise-expérimental international du début du XXIe siècle, et de Becoming Noise Music (2023), une histoire des musiques noise. Extrait d’un chapitre de ce dernier livre, le texte ici publié offre une plongée particulièrement précise dans les expérimentations et les univers d’une sélection d’artistes noise qui se sont emparés de l’abject, du sexe, des traumatismes ou bien encore de la maladie ou la mort, comme Pharmakon ou Puce Mary au début des années 2010. Ce sont des dimensions finalement rarement abordées par les textes explorant les esthétiques noise qui nous invitent à prêter attention à la façon dont la musique « elle-même » (au-delà des paroles) médiatise la complexité des expériences-limites, à une sorte d’inconscient charnel, à tout ce qui nous déborde.
« Mec de la scène » noise-rock/hardcore à la retraite, mais plus que jamais écrivain et éditeur (sa maison s’appelle Le Gospel), Adrien Durand a déjà écrit pour nous sur l’élargissement de la culture emo à d’autres styles et sur son rapport à une « masculinité fragile » qui n’entame pas vraiment le patriarcat. Avec ce texte sur l’attitude punk-hardcore, il esquisse un mouvement latéral sur les deux plans (esthétique et identitaire). L’influence de cette scène participe aujourd’hui du succès de groupes bro-gaze (du shoegaze de mec bourrins) comme Whirr ou Nothing. Ironie de l’histoire, encore une fois : les mêmes attitudes qui conjuraient les sentiments d’exclusion sociale et de relégation économique dans la période Reagan soutiennent maintenant la culture de la fierté masculine d’une communauté qui oscille entre ressentiment, haine (raciale/sexiste) et cynisme.