Liquider l’utilisateur
Silvio Lorusso
Dans cet essai, l’artiste, designer et critique italien Silvio Lorusso souhaite répondre à la question suivante : quelles sont les conditions pour que l’utilisateur.rice/usager. ère d’un ordinateur puisse échapper à la routinisation de son comportement ? Pour répondre à cette question, Lorusso nous propose une traversée de l’histoire de l’ordinateur personnel et du web, de l’émergence d’Apple à l’utilisation massive de l’intelligence artificielle. Il offre un éclairage critique et opportun sur le jargon qui compose le quotidien des personnes qui font des ordinateurs, logiciels et applications leur travail, ou qui fréquentent tout cela à n’importe quel titre : « usagers », « user-friendliness », « persona », « user journeys », « behavioral patterns »... En somme, l’article fournit une analyse fine de l’évolution de nos capacités à faire des choix, à créer des capacités d’actions, à négocier, contourner et refuser certains usages des technologies afin de continuer à créer avec un ordinateur, un navigateur ou un ensemble d’applications. De par la clarté de son objectif (sauver une certaine idée de l’autonomie), sa méthode généalogique et sa radicalité, l’essai de Lorusso est appelé à devenir un texte de référence.
Mes années TikTok
Marlowe Granados
Ce texte personnel de Marlowe Granados, autrice d’un récent roman d’initiation dans les milieux mondains new-yorkais (Happy Hour), nous a touché par sa capacité à nous faire ressentir la rencontre d’une presque trentenaire avec le réseau social TikTok. L’autrice montre que malgré sa nouveauté, tant les productions que les mécanismes qui sous-tendent la plateforme ne sont pas si nouveaux — bien qu’ils déplacent le fonctionnement classique des médias et donnent une image bien particulière des standards de beauté. Granados va puiser dans une multitude de références de la pop culture pour montrer les ressemblances et dissemblances avec l’histoire culturelle qui l’ont fait grandir : MTV , les boys band japonais, les séries des années 1990... On apprécie le regard tendre qu’elle pose sur le brio, la nonchalance et le désir d’authenticité qui font le charme de la créativité adolescente. Moins perfectionniste qu’Instagram, plus loufoque que Facebook et Twitter, TikTok apparaît alors surtout comme un espace de célébration du banal, des boucles de déjà-vu et de l’ennui des suburbs américaines.
Politique du scroll
Rob Horning
Après avoir longtemps travaillé pour le média en ligne américain The New Inquiry, Rob Horning est désormais le rédacteur en chef du magazine – en ligne lui aussi – Real Life, qui rassemble des essais percutants de critique culturelle des technologies et dont est issu ce texte. Il est assez actif sur Twitter et Tumblr, et en même temps l’un des critiques les moins complaisants et les plus subtils des schémas économiques et comportementaux de ce type de plateformes. Il les analyse à grand renfort d’aphorismes percutants, à partir d’une culture nourrie par la théorie critique du siècle dernier autant que la critique culturelle et littéraire dernier cri. L’article qui suit constitue d’abord un contrepoint à la lecture de TikTok par Marlowe Granados. Il se concentre moins sur celles et ceux qui s’y donnent en spectacle qu’aux gestes de consultation. À l’éloge du divertissement ordinaire de Granados répond ainsi sa description du côté obscur d’une certaine « moralité du fun ». Vous y lirez surtout une perspective rare : plutôt que la critique moraliste de notre « manipulation par les algorithmes », une compréhension de la façon dont TikTok vise l’automatisation de nos activités de consommation, jusqu’à réorienter notre manière de désirer et de satisfaire notre curiosité.
Un monde inexplicable
Hubert Guillaud
Pour ce premier numéro, nous avions envie d’inviter Hubert Guillaud, qui réalise un important travail de veille pour le site InternetActu, un média édité par la Fondation Internet Nouvelle Génération (FING). Son travail embrasse une vaste quantité de cas d’école de la numérisation des pratiques sociales. Sur la méthode, ses textes associent le compte-rendu des travaux en sciences sociales, y compris les plus critiques, et la prospective sur les tendances en cours, dans une perspective soucieuse de réforme et de « bonnes pratiques ». Le texte présenté ici témoigne de ces deux projets et de la façon dont les positionnements qui leur sont associés peuvent s’entrechoquer. Il déroule la suite d’une réflexion qu’il avait engagée sur le thème de « l’explicabilité ». Dans un milieu où les mots se succèdent à mesure que les modes passent, ce n’est pas souvent qu’il est possible de tenir ainsi le fil d’une réflexion et de voir ce qu’engendre une position attentive à leur trajectoire dans la durée. En l’occurrence, cette continuité s’accompagne d’un certain pessimisme sur la capacité des acteurs fédérés autour de « l’explicabilité » – comme hier autour de « l’ouverture » ou de la « transparence » – à améliorer quoi que ce soit ; cela pour une multitude de raisons qui vont de l’excessive complexité des calculs à la mauvaise foi et au mensonge sur les procédures de décision. La diversité même de ces interprétations du problème nous permet de prendre un peu de recul sur les idées les plus courantes concernant « ce qui ne va pas » avec les décisions fondées sur la base de statistiques et de méthodes de calcul plus ou moins standardisées. Mais on voit aussi dans cet article combien il ne paraît pas évident, même pour un spécialiste qui prend la mesure des échecs, d’arbitrer entre une attitude soucieuse d’amélioration et la contestation radicale de l’automatisation qui du point de vue de ses conséquences s’avère brutale.
Facebook n’apprend jamais rien
Karen Hao
Cet article est paru sur le site MIT Technology Review sous le titre « Comment Facebook est devenu accro au partage de désinformation ». Nous l’avons retitré de façon un peu brutale « Facebook n’apprend jamais rien ». Une manière ironique de souligner l’écart entre les hautes prétentions de l’entreprise en termes « d’apprentissage profond » (l’entraînement de systèmes de calcul et de décisions automatisés à partir de large jeux de données, dits « intelligences artificielles ») et son incapacité à tirer les conséquences de ses échecs répétés dans le domaine de la modération, soit le filtrage des publications considérées comme dangereuses pour leur caractère de mensonge ou de propagande. Il nous semble que dire « Facebook n’apprend jamais rien » n’est pas trop trahir la démarche de Karen Hao, qui a mené l’enquête et en présente les résultats avec une clarté et une vigueur assez rare dans ce domaine. Au-delà des punchlines, l’intérêt de son article réside peut-être dans sa façon de nous faire confiance pour tirer toutes les conclusions de ses constats. Celles-ci concernent les difficultés intrinsèques des méthodes qui consistent à calculer et gérer techniquement ce qui rend un post profitable. Mais elles nous suggèrent aussi que toute tentative pour réguler techniquement ce qui relève de conflits idéologiques, juridiques autant qu’économiques, ressemble fort à un effort pour avancer avec un tank sur des sables mouvants.