Blogger, faster, stronger
Lina Abascal traduit par Maxime Bisson
La scène bloghouse n’aura finalement duré que quelques années entre la fin des années 2000 et le début des années 2010. Elle a pour moi un statut un peu particulier : comme membre du blog et collectif fluokids, je l’ai bien connue. Si bien que j’appréhende avec une certaine anxiété ce moment où l’on commence à en écrire l’histoire. Se présentent en effet tous les risques habituels d’écrasement des expériences du passé, contre lesquels cette revue a l’habitude de lutter. Le risque principal tient au fait de considérer, à cause de ce nom de “bloghouse” qui a fini par s’imposer, que c’est un genre musical plutôt homogène – un son maximal, compressé et lo-fi, celui des bangers / turbines — et représenté par quelques labels et artistes star (Ed Banger, Kitsuné, Simian Mobile Disco, Justice, etc.). Or avant que ne se dégagent ces repères fédérateurs, il s’agissait aussi et peut-être surtout d’un réseau de blogger·euses notamment suédois·es, français·es, américain·es et australien·nes (un temps fédéré·es par la mailinglist secrète Grindin ).
Son centre de gravité tenait moins à un son particulier qu’à la fusion accélérée de styles multiples à travers des DJ sets décomplexés, la publication d’une avalanche de remixes — dont sortaient inévitablement les meilleurs tubes — et bien sûr des billets de blogs, des posts sur les réseaux sociaux et des playlists web, qui devenaient soudain des formats musicaux à part entière. Nous partagions un certain état d’esprit post-adolescent et un goût pour la fête comme espace de jeu. Nous mettions en commun nos différents avantages comparatifs locaux et nationaux tout en entretenant une certaine curiosité à l’endroit de ceux des autres — l’electro-pop et l’electro-house scandinave et australienne, le trash punk de Los Angeles, le nu-disco d’un peu partout, et bien sûr les suites de la french touch dans ses différents aspects — arrangements chics et(hard) house filtrée.
La façon dont nous rassemblions tous ces morceaux dans les mêmes mixes et playlists ressemble à ce qu’incarne l’hyperpop aujourd’hui : centralité des playlists, bastardisation des genres, glitch et mélodies 8bit, rencontres entre sensibilités emo, punk et électronique, entre pure dépense et mièvrerie… Même si elle aborde assez peu ces questions d’esthétique sonore, et qu’elle survalorise peut-être l’indépendance des espaces numériques, il me semble que la journaliste Lina Abbascal, dans son récent livre Never be alone again, rend assez bien justice à cette scène — c’est que comme en témoignent les interludes du livre en forme de journal intime, elle aussi l’a vécue de l’intérieur. Le chapitre dont vous allez lire la traduction a en tout cas l’intérêt de faire ressortir une certaine candeur de la part de celles et ceux qui se retrouvaient alors propulsés dans les débuts de la célébrité en ligne. Il éclaire aussi au mieux la fin de l’ère bloghouse : la montée de plateformes marginalisant le partage de fichiers et l’écrit, et la promotion des identités d’« influenceurs » et de « créateurs » sont allées de pair avec la désaffection d’une bonne partie de celles et ceux qui y avaient cru y trouver, l’espace d’un instant, une manière de vivre sans jamais avoir à regarder derrière soi.
Trash / Cute
Leah B. Levinson traduit par Chloé Labaye
Dans ce texte dense, l’écrivaine et musicienne Leah Levinson (des groupes Cali Below et Agriculture) ne nous raconte pas tant l’histoire du mouvement rock hardcore labellisé « powerviolence » que de l’abandon de l’attitude anarchiste du premier punk. Le « grind » et le powerviolence nous parlent du rapport de la jeunesse californienne à l’espoir et à l’idéal après la contre-révolution néolibérale de Reagan. Une fois évacuée la possibilité d’un véritable changement systémique, que reste-t-il aux enfants affligés de la nation ? Que doivent-ils faire de leurs guitares ? Ces artistes répondent par une esthétique du refus qui tourne à vide, qui ne concerne que soi-même, le skate et les beuveries — une décision consciente de n’aller nulle part, de ne rien dire, voire de se laisser tomber comme des morts. Contrairement ce que suggère le terme de « powerviolence », et presqu’à l’opposé de ce que décrit Alex « Ratcharge » dans le texte qui clôt ce numéro, Leah B. Levinson nous montre que cette même « violence » censée compenser l’impuissance politique va avec une manière d’accepter de guerre lasse sa dilution dans le spectacle, jusqu’à partager une affinité étrange avec la poésie contemporaine, son humeur cute et son sous-texte morbide.
Faire la rave
McKenzie Wark traduit par Fanny Quément
McKenzie Wark est une figure de l’underground queer et de la théorie critique internationale depuis qu’elle a publié son automanifeste Reverse Cowboy. Elle a aussi publié de nombreux ouvrages qui introduisent au situationnisme, à la pensée écologique ou à une philosophie du jeu vidéo. On la savait donc susceptible de multiplier perversement les désirs d’écriture, mais on ne l’attendait pas pour autant à embrasser cette commande, pour une série sur les « pratiques » chez Duke University Press, d’un livre sur ses soirées en rave à Brooklyn. Raving mélange avec décontraction le journal de bord et la théorisation in situ. Dans le canon de la « théorie rave », en tant que femme trans raveuse de plus de 60 ans, McKenzie Wark apporte de la candeur et de l’enthousiasme, mais aussi un certain réalisme critique : dans ce texte, les raves de Brooklyn ne sont pas des « safe place » magiques et enchantés, ni un espace de transcendance sonore qui trancherait radicalement avec les normes des mondes intellectuels qu’elle fréquente ; elles ne sont pas une «nécessité» qui doit primer sur les risques du Covid-19, mais elles n’en offrent pas moins des expériences difficilement remplaçables, avec ou sans kétamine.
Acidcommunisme/punk
Alex Ratcharge
Partant du constat désespéré de Mark Fisher dans son livre Le réalisme capitaliste, le fanzineur et romancier Alex Ratcharge dresse dans le texte qui suit un bilan plein d’espoir après plusieurs décennies d’activisme punk radical. La contre-culture des années 1960 a peut-être dû abandonner pas mal de terrain au capitalisme, elle n’en a pas moins semé des graines qui ont germé dans diverses scènes et particulièrement celle du punk. Dans un contrepoint frappant à l’impuissance analysée par Leah B Levinson dans ce même numéro, Alex Ratcharge nous parle d’organisation de concerts « à l’arrache », d’une « punk poste » qui fait transiter gratuitement les disques et les fanzines à travers la planète, de lieux partagés avec des associations, de fêtes dans des squats, et même d’un épisode de guerilla urbaine. Il rapproche ainsi le punk radical d’une société parallèle qui pave la voie pour la convergence entre « la conscience de classe, la conscience psychédélique, et les processus de conscientisation des groupes minoritaires et opprimés » pensée par Mark Fisher à la fin de sa vie.