Extrait d’Art Sexe Musique

Cosey Fanni Tutti a une carrière pluridisciplinaire qui traverse plusieurs décennies de créations artistiques outre-Manche. Vous pouvez lire ici un extrait de son autobiographie Art Sexe Musique, quand le duo COUM Transmissions formé de Genesis P-Orridge et Cosey Fanni Tutti et plutôt affilié à la performance est devenu le groupe pionnier de la musique industrielle Throbbing Gristle (TG), Genesis et Cosey étant rejoints par Peter Christopherson et Chris Carter.

On se dit qu’on a l’habitude du porno, que ce n’est pas si difficile… jusqu’à ce que quelqu’un vienne tout chambouler. Pour moi, c’est ce qui s’est passé avec Chris. Je m’en tirais comme TDS en m’engageant le moins possible émotionnellement, en me dissociant moi-même de mon propre corps. C’est devenu impossible quand Chris et moi nous sommes mis ensemble. Mon corps tout entier ne brûlait plus que pour lui. Je n’avais plus envie de m’offrir à qui que ce soit d’autre, même pour une passade anodine et superficielle. C’était une partie de moi qui n’avait plus rien à faire ailleurs.

Quand je retrouvais Chris, je retrouvais mon corps, je me sentais entière. J’ai arrêté de faire du hard-core. Ensuite, Chris m’a demandé de refuser un plan avec Michel en me proposant la même somme pour que NON, je n’y aille pas. J’y suis allée quand même. Ce n’était pas une question d’argent : j’avais refusé par réflexe, comme chaque fois que quelqu’un me disait quoi faire, et je me disais que s’il m’aimait, il m’accepterait telle que j’étais, quels que soient mes choix. Ce n’était pas si simple. Il n’essayait pas de me contrôler et souffrait du fait que j’aille voir ailleurs. Cela faisait un moment que j’envisageais de mettre fin à mon histoire avec Michel, car il devenait exigeant et un peu possessif, disant que je le « trompais » avec Chris. Je crois que Chris avait raison de s’inquiéter.

J’ai arrêté de voir Michel, ce qui a fait plaisir à Gen, parce que même s’il avait ses propres amantes, il voyait de plus en plus Michel comme un rival. Chris et moi avions essayé de résister aux sentiments que nous avions l’un pour l’autre, mais Gen nous organisait si souvent des plans à trois que nous avons progressivement cédé aux forces qui nous rapprochaient. Nous ne voulions pas faire de mal à Gen, mais satisfaire ses désirs sexuels nourrissait les nôtres. Nous passions vraiment beaucoup de temps tous les trois ensemble : nous discutions longuement des stratégies de groupe, compilions des « Best of » de nos travaux en cours sur des cassettes… Chris s’est fait tatouer le cou pour symboliser cette union : le chiffre 7 dans un croissant de lune, une histoire d’alchimie et de cosmologie.

Nous étions pris dans l’élan de notre travail sur le projet TG, mais aussi dans celui d’un ménage à trois dont nous n’aurions jamais pu prévoir le résultat. Chris était au milieu, ce qui le déprimait souvent. J’allais marcher avec lui dans Victoria Park pour en parler et lui remonter le moral. Ces promenades sont devenues le prétexte parfait pour nous retrouver, nous allonger au soleil et faire semblant d’être absolument insouciants.

 

***

 

Quand j’ai quitté Ragdoll pour aller chez Suzannah-Jon, les magazines que ma nouvelle agence fournissait n’avaient pas encore trop vu passer mon visage ni mon corps et, à l’odeur du sang frais, beaucoup de photographes m’ont embauchée. Pour les magazines, les filles étaient vite périmées. Publier régulièrement la même fille était suicidaire, à moins qu’elle n’ait un vrai public de fans, comme Mary Millington.

Une fois « périmée », on pouvait se déguiser avec une perruque, se mettre aux films X, servir de doublure… et même se lancer dans les « soirées » privées. On m’a proposé quelques plans dans ce genre : un pour Paul Gadd (Gary Glitter), où je ne suis pas allée, et un pour des Arabes qui connaissaient George (Harrison Marks). Un jour, il m’a appelée pour me demander :

— Tu fais les sodos ? C’est tout ce qu’ils veulent. Ils te paieront quelques milliers. C’est chez eux à Mayfair.

Ça m’avait l’air franchement louche.

— Non merci, George, ai-je dit.

Il semblait soulagé de m’entendre refuser. J’ai décliné toutes les offres de ce type jusqu’à ce que je ne sois plus invitée.

C’était en grande partie grâce à ma nouvelle « carte Z » que j’avais autant de travail. La photo était typique de l’époque, dans l’esprit comme dans la pose : je tenais un foulard en soie devant mon corps nu, ne révélant qu’un seul sein, et j’avais les yeux directement tournés vers l’appareil, l’air aguicheur, la bouche entrouverte, comme une invitation. J’ai eu plein d’offres… et la « carte Z » s’est retrouvée sur la cheminée des parents de Chris.

Mon agence m’avait envoyée chez un photographe américain, Szabo, pour faire prendre la photo. Il habitait dans un appartement à Earl’s Court et s’était bricolé un petit atelier chez lui, avec une chambre noire de fortune et néanmoins fonctionnelle dans sa salle de bain. J’ai d’abord eu du mal à le cerner. L’air excentrique, la quarantaine, il portait des lunettes comme celles d’Andy Warhol, il boitait, et il avait l’air un peu bizarre… mais pas comme les autres photographes bizarres. Il m’intriguait, en particulier parce qu’il y avait des photos de Crowley et des icônes bouddhistes sur sa cheminée, ainsi qu’un grand portrait de lui en noir et blanc, où il posait sans rien en bas, un pied sur une chaise, son pénis de taille conséquente pendouillant entre ses jambes. J’étais allée chez lui pour des essais et nous nous étions bien entendus. Il venait de New York, où il avait connu Allen Ginsberg et fait partie de la Beat Generation, et c’était un ancien junkie qui buvait des bouteilles de Collis Browne, un sirop pour la gorge qui contenait (à l’époque) assez d’opiacés en cas de manque.

Au-delà de ça, nous avions tellement de passions en commun que nos shootings d’une heure se transformaient en après-midis entièrement passées à échanger des idées sur l’art, la littérature, la magick et le sexe. Il disait souvent que je l’attirais avant de lâcher un rire grave et graveleux, mais il n’a jamais tenté quoi que ce soit, même le jour où il m’a enchaînée pour une de ses séries. Quand il s’est penché sur moi pour refermer les menottes sur mes poignets, son nez contre le mien, il m’a souri en disant :

— Je pourrais faire ce que je veux de toi, maintenant.

— Je sais, mais tu n’en feras rien, ai-je répondu. Et nous avons ri de concert.

Quand j’arrivais chez lui, il était souvent assis, nu, pour faire son hatha-yoga et se détendre avant de se mettre au travail. Il m’a donné les bases de yoga que Sheila Rock avait essayé, en vain, de m’expliquer dans ses cours. Je lui ai présenté Chris et il est devenu cet ami sensible et d’un grand soutien dont j’avais tant besoin. Szabo comptait beaucoup pour moi. J’étais sa muse, Chris l’admettait et l’acceptait… mais pas Gen.

 

3 septembre 1976

Gen dit que pour augmenter mon pouvoir je dois m’enfiler toutes les bites dont je ne veux pas et les voir comme le signe de cette augmentation.

 

19 septembre 1976

Gen m’a expliqué pourquoi nous sommes distants depuis 3 jours. Il m’a dit qu’il ne me ferait plus l’amour, qu’il valait mieux rester amis et oublier le cul. C’était comme un coup de poing à l’estomac. Tout ça parce que je n’avais pas couché avec Szabo alors que j’avais dit que je le ferais… c’est de là que Gen tire son énergie…

 

Je trouvais que Gen m’imposait beaucoup d’épreuves. Il recommençait avec ses histoires d’ « épreuves » à passer pour le Culte/la Magick. Je m’étais déjà tapé des bites dont je ne voulais pas en faisant du hard-core. Mais ça ne comptait pas. C’était mon choix (artistique), alors Gen a mis mon amour et mon engagement à l’épreuve en faisant exprès de me demander de faire des choses que je ne voulais vraiment pas faire. Il mettait la barre de plus en plus haut (pour moi). Selon sa logique, si je me faisais du mal pour lui, il n’y aurait plus de doute possible quant à l’amour dévoué que je lui portais. Ces «  épreuves » étaient un stratagème égoïste qu’il camouflait sous une logique tordue, insistant sur l’idée qu’en me soumettant à ses exigences, je gagnerais en puissance. Lui ne s’aventurait jamais, ne prenait jamais de risques : il restait dans sa zone de confort, manifestement ravi de me faire quitter la mienne.

Depuis quelque temps, je n’écoutais plus ses suggestions. Il utilisait le sexe comme une arme, comme une façon d’exercer son pouvoir et de tout contrôler. Ce n’était pas une question d’amour ni de plaisir mutuel. Quand je rentrais à la maison après avoir fait du X, il fallait que je lui raconte tout pour qu’il en tire sa propre satisfaction sexuelle. Je ne me sentais plus chez moi, j’avais plutôt l’impression d’être au travail, puisque je fournissais un fantasme de plus. Gen voulait que je couche avec Szabo et d’autres mannequins ou photographes avec lesquels je travaillais. Moi, je ne voulais pas. Je lui ai dit que je le ferais pour qu’il la ferme et me laisse tranquille, c’est tout. Il me cherchait tout le temps des noises. Où est-ce que j’étais passée, pourquoi est-ce que je voulais encore sortir, qu’est-ce que je faisais chaque fois que je sortais. Ses interrogatoires n’en finissaient pas et il contrôlait tous mes déplacements, comme on empêche une plaie de cicatriser en arrachant régulièrement sa croûte.

Quant à Szabo, c’était un ami, il était marié, je connaissais sa femme, Tris, et je m’entendais bien avec elle. Gen m’a dit qu’il refuserait de faire l’amour avec moi tant que je ne lui aurai pas obéi. C’était un coup dur, mais je n’allais pas me laisser intimider. J’avais passé tellement de temps à discuter avec Jeff que j’avais bien progressé en téléphone rose, et je me suis inventé des aventures sexuelles pour les raconter à Gen. Je n’étais pas prête à perdre un domicile de plus, et tout ce pour quoi j’avais si durement travaillé, pour une simple histoire d’orgasme à livrer quotidiennement.

Et puis je tenais à préserver TG, c’était trop important pour moi. Nous étions vraiment sur la bonne voie. J’avais commandé des T-Shirts « Death Factory » pour tout le monde, John Krivine voulait devenir notre manager et Chris avait beaucoup travaillé sur le matériel : il m’avait fabriqué une pédale autowah, s’était acheté un nouveau clavier Korg et avait passé des heures à revoir les branchements du matériel dans notre atelier pour ajouter un ampli Custom Slave et construire un mur de son. C’était mortel. « Wall of Sound » fait partie des morceaux qui ont fait l’identité de TG. Tout ce qu’on faisait s’assemblait à merveille.

 

4 septembre 1976

Partis jouer du Gristle à la Death Factory. On a fait notre set d’une heure et tout s’est très bien passé. Super accompagnement pour la chanson sur Myra Hindley / Ian Brady. J’aimerais bien le garder. Chris trouve qu’on n’avait jamais fait mieux. Un vrai mur de son, jusqu’au plafond !!!!

 

11 septembre 1976

On a fait une nouvelle cassette trop bien avec « SLUG BAIT ». Vraiment trop bien. Un morceau de plus pour Gristle.

 

COUM continuait de tracer sa route. Gen et moi avons été invités aux États-Unis pour jouer chez N.A.M.E., chez la galerie Marianne Deson à Chicago, au Los Angeles Institute of Contemporary Art et à l’Institute of Design Environment and Architecture (I.D.E.A) en Californie, et nous avions demandé une subvention au British Council. Nous avions beaucoup de choses à organiser, d’autant que les dates tombaient juste après l’exposition prévue à l’ICA.

J’avais alors de quoi remplir la moitié d’un book digne de ce nom. Je pensais voir le bout de mon projet, convaincue d’avoir assez de matière pour l’exposition, mais quand je suis arrivée chez Suzannah-Jon, je me suis retrouvée plus occupée que jamais, et j’ai même diversifié mes activités : une place de choix comme assistante de Mike Yarwood, pour un tour de cartes où j’étais nue, une petite promotion avec une audition pour Playboy (que je n’ai pas eue), et un film avec l’amoureuse de Paul Raymond, Fiona Richmond. J’ai dû m’acheter mon premier agenda de poche pour tenir le registre de mes engagements, horaires et adresses inclus. Quand je n’étais pas en train de répéter avec TG, de travailler sur COUM ou de jouer COUM ailleurs, j’allais de shooting en tournage, mon book sous le bras, et il arrivait que je travaille jusqu’au petit matin.

Comme l’exposition de l’ICA approchait à grands pas, c’était la dernière ligne droite, et j’ai écrit à différents magazines pour leur acheter trois exemplaires de tous les numéros dans lesquels je figurais. Je n’ai pas eu beaucoup de réponses. Mais Michel et David Sullivan m’ont beaucoup aidée, et j’avais déjà récupéré une bonne cinquantaine de magazines différents pour l’expo. Dans chacun d’entre eux, j’ai pris les photos de moi et les textes qui allaient avec : ces pages étaient mon « action » et je l’encadrerais comme mon propre travail, pour subvertir le « regard masculin ». L’exposition s’intitulait « Prostitution », non seulement pour renvoyer à ma première publication dans un magazine porno ainsi qu’à tout le reste de mes activités de mannequin, mais aussi pour dire ce que nous pensions du monde de l’art, du talent qui tapine et se vend, de la relation entre l’art noble et l’argent… Nous avions l’impression d’avoir atteint une impasse avec les subventions de l’Arts Council : les conditions étaient trop contraignantes.

Le vernissage de l’exposition serait le lancement officiel de Throbbing Gristle et nous avions besoin d’une tête d’affiche. Nous avons pensé à John Krivine. Il s’occupait d’un groupe qu’il avait monté, LSD (qui est ensuite devenu Chelsea), avec Gene October comme chanteur. Il y avait aussi Bill Broad (Billy Idol) à la guitare et Tony James à la basse, qui ont ensuite formé Generation X tous les deux. John avait demandé à TG d’aller les écouter répéter et de lui dire si nous pensions qu’il avait choisi les bonnes personnes. Je me souviens d’être allée prendre le métro avec Bill, qui me parlait du groupe tout en s’entraînant à faire son sourire d’Elvis lippu-la-bave-aux-lèvres.

Il y a eu un problème pendant l’audition. Tony a insulté Sleazy, disant qu’il n’avait rien à faire dans le jury, qu’il était « juste bon à triturer des boutons » (ce qui n’était pas faux). Gen l’a frappé au visage pour punir cette insulte et ce manque total de respect, si fort que ses lunettes n’ont pas tenu le choc et que sa canette de Colt 45 a giclé partout. Nous sommes restés muets.

Malgré cet incident, John a recruté Tony pour le groupe de sa boutique punk BOY, qu’il fonderait plus tard, « contre » le groupe de Malcolm McLaren, les Sex Pistols, et la boutique qu’il avait avec Vivienne Westwood, SEX. Les deux boutiques, à deux pas l’une de l’autre, avaient chacune leur marque et un groupe pour la vendre. Sleazy s’est retrouvé un pied dans chaque camp, car il s’occupait des vitrines de BOY et des premières photos officielles des Sex Pistols. Le studio d’Hipgnosis, où il travaillait, n’était pas loin du local où les Sex Pistols répétaient, et il s’était arrangé avec Malcolm McLaren pour faire des photos. Elles n’ont jamais été utilisées. McLaren les trouvait trop extrêmes (trop « Sleazy »). Quand John a ouvert BOY, la vitrine qu’il avait commandée à Sleazy a attiré l’attention de la police, et lui a valu une enquête. Les policiers pensaient que le contenu venait d’une véritable scène de crime. Il avait disposé, à la façon d’un médecin légiste, ce qui ressemblait aux restes du corps démembré et calciné d’une personne entrée par effraction. Sleazy était ravi que son travail ait l’air si authentique.

 

25 septembre 1976

On a joué du Gristle. On a l’air prêts, alors finies les répètes. Juste hâte d’avoir les machines Alpha Wave.

 

Sleazy est arrivé chez nous un peu tard, comme d’habitude, mais tout excité et impatient de nous raconter son aventure du jour dans le métro, sur le chemin de la Casualties Union, où il avait une réunion. Un mec avait flashé sur lui dans la voiture, et c’était parti en fellation. Ils venaient de finir quand la rame s’est arrêtée, laissant monter ses amis de l’asso, tandis que le mec descendait. Sleazy s’est mis à bavarder comme si de rien n’était. Une bien belle journée, nous disait-il, tout sourire.

Tony Bassett est arrivé plus tard. David nous l’avait présenté et nous l’avions invité à dîner. Tony était un petit homme discret, doux et modeste, doté d’une imagination et d’une habileté incroyables, qui faisait des effets spéciaux pour la télévision et le cinéma. Tous ensemble, nous avons discuté de générateurs d’ions négatifs et de comment nous brancher sur des machines à ondes alpha puis envoyer leurs signaux vers la diff. C’était inenvisageable, pour de simples raisons de sécurité et d’interférences, mais il nous a fabriqué un générateur d’ions négatifs de type industriel, qui éliminait la fumée de cigarette (un vrai problème à l’époque) et détendait tout le monde.

Chris a démissionné deux semaines avant l’ICA… ce qui s’est avéré très pratique, puisqu’il serait toujours disponible pour aider alors que je serais en Grèce pour une semaine de mannequinat.

 

16 octobre 1976

Au début Gen était un peu froid. Saoulant. Apparemment il y a eu des soucis avec l’expo. C’est seulement hier qu’il a eu confirmation du maintien. C’était dans les journaux… mais l’ICA n’a pas renoncé, même quand l’ACOGB les a menacés de réduire leur budget… J’hallucine. On croit rêver. Hier à la même heure, la Grèce, et maintenant, l’ICA en plein chaos.

 

De retour à Beck Road, je n’ai pas reçu l’accueil que j’attendais impatiemment. Gen m’en voulait d’avoir foutu la merde avec mon travail sur les magazines pornos (ou ce qu’il appelait « tes putains de magazines »), vu que l’ICA était accusé d’exposer de la « pornographie », et que j’avais bien failli le priver de cette exposition.

Cet accueil fort peu chaleureux était d’une hypocrisie accablante, puisque nous avions décidé ensemble que mon travail sur les magazines, qui était à l’origine et au cœur de l’exposition, lui donnerait son titre. De toute façon, nous l’avions déjà fait imprimer sur les affiches et les cartons d’invitation. Alors il était trop tard.

L’exposition ouvrait le 19, mais le vernissage aurait lieu le 18 et même si Gen, Chris et moi avions déjà encadré certaines œuvres et préparé les sculptures de Tampax en boîte, nous croulions encore sous le travail. J’avais vraiment besoin de sommeil, mais Gen m’a mis le bordel de l’ICA sur le dos et j’ai tellement culpabilisé que, alors même que j’étais rentrée en pleine nuit, je suis allée travailler dans l’atelier pour monter et encadrer les photographies qui documentaient les actions que nous avions faites à Milan et à Kiel.

J’avais passé des mois à tirer des photos de COUM en vue de l’exposition, et Chris s’était arrangé avec la boutique de son père, une verrerie, pour que nous ayons des cadres à prix réduit. Le budget de l’ICA étant très limité, Gen a proposé que je fasse avec 50£ pour encadrer mes magazines et que je paie le reste de ma poche. Comme le premier devis que j’avais fait faire s’élevait à 500£, un prix exorbitant, l’ICA a pris une partie en charge et j’ai payé le reste. La dernière semaine de septembre, Martello Street s’est transformé en atelier d’encadrement. Chris a rapporté tous les verres et les cartons, qu’il a découpés au bon format. Nous avions l’ensemble de mes quarante et une actions-magazine, sous cadres, et la documentation photographique des performances de COUM à Milan et à Kiel, le tout prêt pour l’accrochage à l’ICA. Pas de problème, tout rendait bien, mais…

Suite aux débats sur mes magazines ainsi qu’à l’intervention conjointe des délégués de la Couronne (qui étaient les bailleurs de l’ICA) et de l’ACOGB (Arts Council of Great Britain), l’institut avait décidé que mes œuvres à caractère explicitement pornographique ne pouvaient pas être exposées sur les murs de la galerie principale, et ce pour des raisons judiciaires… qualifiées de « diplomatiques ». Qui plus est, elles seraient installées dans des boîtes et feraient partie d’une exposition « réservée aux adhérents », dans une pièce à part, derrière la galerie principale… que seuls les membres de l’ICA pourraient visiter « sur demande ». On m’a expliqué que cela permettrait d’inclure les magazines dans l’exposition et de contourner toutes les réglementations sur l’obscénité qui s’appliquaient à l’accrochage public dans la galerie elle-même.

J’ai toujours eu l’impression que cela revenait à reléguer, volontairement ou non, les magazines à un espace semblable à leur contexte d’origine : une arrière-salle, une histoire d’échange sous le manteau, comme dans un sex-shop à Soho. Du sex-shop à l’arrière-salle, en passant par la galerie d’art. Il ne manquait plus qu’un rideau de velours poussiéreux à l’entrée.

Pendant que l’équipe de l’ICA se chargeait de fabriquer les boîtes pour mes magazines encadrés, nous nous sommes occupés de tout installer dans la galerie principale : la grande pyramide en bois d’ « Orange and Blue », le rideau de chaînes, souvenir de Milan, la boîte en plexi remplie de tampons et de mouches bruyantes que nous avions exposée à la Biennale de Paris et, sur les murs, les photographies qui documentaient les actions de COUM, avec les articles correspondants. Nous avons ensuite placé des vitrines qui renfermaient des reliques de nos actions, des objets et des vêtements en tous genres, y compris mes tampons usagés, qui servaient souvent de matière première… et ce sont eux qui, avec mon travail sur les magazines, nous vaudraient (même si nous ne le savions pas encore) la colère des furies, dès le lendemain.

Nous avions décidé que le lancement ne serait pas les éternelles retrouvailles du milieu, où tout le monde sirote poliment son vin. Étant donné que l’exposition était à la fois une rétrospective d’adieu à COUM et le lancement officiel de notre nouveau projet, Throbbing Gristle, nous voulions faire du vernissage une soirée spéciale qui marquerait un peu le coup. Nous avions pris le groupe de John, LSD (a.k.a Chelsea), comme tête d’affiche, embauché une strip-teaseuse, Shelley, via l’agence de mon amie Lynn, Gemini, dont c’était le créneau, ainsi qu’un magnifique garde du corps travesti, grand et intimidant, nommé Java. Eh bien ça n’a pas raté… et ce n’était que le coup d’envoi.

C’était finalement une bonne chose que mes magazines soient dans l’arrière-salle. Surtout le soir du vernissage. Autrement, ils auraient pu être abîmés. Après avoir poussé Doris, la camionnette, pour la faire démarrer, et chargé tout le matériel de TG, nous sommes arrivés à l’ICA vers 14h. Nous avons tout installé et vérifié que l’ensemble fonctionnait. Nos amis sont venus nous aider et Ted Little nous a pleinement soutenus, malgré tous les ennuis et la pression qu’il devait gérer à cause de l’exposition. Les préparatifs de la soirée faisaient déjà cancaner les journalistes.

LSD et John ne sont arrivés que vers 15h30 et cela faisait deux heures qu’ils étaient aux balances quand ils ont cramé les retours. Comme le vernissage commençait à 18h, c’était déjà tendu, et maintenant, fallait réparer les enceintes. Les techniciens s’en sont chargés assez vite, et Chris en a profité pour faire une dernière vérification du matériel avant le set. Il y avait un hic : quelqu’un avait planté un tournevis dans l’ampli pour faire merder tout l’équipement. Nous n’aurions pas pu jouer. Chris l’a tout de suite enlevé, déjouant le sabotage.

Quand nous avons ouvert les portes de la galerie principale, la foule s’est déversée, fourmillant de toutes parts. Nous devions jouer en premiers, car il ne valait mieux plus toucher à notre équipement, en grande partie construit par Chris, une fois qu’il était en place et fonctionnel. Nous nous sommes installés comme prévu. Chris à la rythmique, aux synthés et aux machines, moi aux effets avec ma guitare solo Raver, Gen à la voix, au violon et à la basse, une Rickenbacker, et Sleazy devant ses bandes. Je portais ma veste de motard en cuir, grande ouverte, sans rien en dessous. J’avais demandé à Sleazy de me poser une grande plaie béante et sanguinolente sur la poitrine, et j’ai enlevé ma veste pendant la performance. Gen s’était rasé le devant du crâne en forme de V inversé (comme Peter Gabriel), et il s’est emparé d’une bouteille de faux sang que Sleazy lui avait fournie pour s’en mettre plein la bouche tout en chantant et le recracher à mesure qu’il vociférait des paroles apocalyptiques dans le micro.

Nous avons fait exprès de commencer tranquillement pour pouvoir monter en intensité, avec « Very Friendly » (la chansons sur les assassins des marais), « We Hate You (Little Girls) », « Factory », « Slug Bait » et « Dead Ed », jusqu’au grand dérapage de « Zyklon B Zombie », où tout était permis. Throbbing Gristle était officiellement lancé et nous étions contents de nous. Je ne savais pas ce que le public en pensait, et je m’en fichais.

Nous avons enchaîné sur le strip-tease de Shelley, qui est montée « sur scène » avec enthousiasme et s’est vraiment donnée, finissant par se rouler toute nue dans le faux sang que nous avions laissé par terre. Les gens ont adoré. LSD a pris le relais avec un set entièrement punk, sous les acclamations de leurs amis (dont une Siouxsie Sioux qui n’avait pas encore ses Banshees). Toute la petite troupe s’était mise sur son trente-et-un punk, avec des tenues qui venaient manifestement de chez SEX, voire de chez BOY, la boutique de John et, fidèles à eux-mêmes, ils regardaient nos œuvres d’un œil sceptique.

Tout le monde a beaucoup bu ce soir-là, y compris Gen, qui n’avait rien contre une bonne rasade de whisky avant les concerts. Le bar avait beaucoup tourné, comme en témoignait le sol de toute la galerie. Nous avions rangé notre matériel contre un mur, le plus loin possible du gros de la fête, avant d’aller retrouver nos amis. La violence et les emmerdes, ça nous connaissait, alors pour nous, il n’y avait pas de quoi s’inquiéter. J’étais ravie de revoir Kipper Kid Brian, parce qu’on se marrait toujours bien tous les deux. Il était sacrément bourré quand il nous a rejoints, Gen et moi, en compagnie d’Ian Hinchcliffe, saoul comme un cochon lui aussi.

Ian avait déjà la réputation de piquer des crises soudaines, verbalement et physiquement violentes, et de s’en prendre aux biens, à lui-même ou aux autres. Il avait un problème avec Gen. Ian avait horreur de la prétention, et il lui avait déjà envoyé du liquide vaisselle dans les yeux. Quand il s’est approché de nous, j’ai vu qu’il avait les lèvres en sang : il nous faisait le coup du mangeur de verre, et il en bavait. Je ne sais pas qui a frappé Gen en premier, mais verbalement, ils y sont allés au vitriol, l’accusant de m’ « utiliser » et d’avoir été minable avec moi. C’est parti en vrille : il s’est mis à pleuvoir des crochets, des kicks, des bouteilles et des verres, et ils ont fini par terre, en mêlée. Les gens ont reculé, certains sont partis, Ted Little a voulu intervenir et, pris dans les rets de la fureur, il s’est tellement fait défoncer les couilles qu’il a fallu l’emmener à l’hôpital.

Gen se tenait la main, croyant s’être cassé le doigt, et la soirée s’est terminée sur une consultation aux urgences de Charing Cross. Les médecins se sont tout de suite penchés sur le visage de Gen, redoutant une blessure grave, avant de constater qu’il ne s’agissait que de faux sang. Ils ont alors regardé son doigt l’air dédaigneux, et il s’est avéré qu’il n’y avait rien de cassé. Pendant que j’étais à l’hôpital avec Gen, Chris et Sleazy étaient restés à l’ICA pour démonter le matériel et charger la camionnette. Quand nous sommes revenus, nous sommes allés tous ensemble à Martello Street, avons emprunté le petit escalier qui menait au sous-sol pour décharger le matériel dans notre atelier, fermé Doris et traversé London Fields, épuisés, pour rentrer sur Beck Road.

Nous pensions que l’affaire était close, mais ce n’était que le début. L’exposition ouvrait officiellement le lendemain, le mardi 19 décembre, et c’est alors que la presse a hurlé au « scandale ». Sleazy et moi devions faire une performance ensemble à l’ICA le mercredi, le vendredi, le samedi et le dimanche. Nous avions décidé de faire une sorte de démo de techniques de maquillage pour fausses blessures, en partie dans l’intention de décevoir les journalistes, qui s’attendaient à de la nudité pornographique, et pour rester fidèle à notre slogan, « COUM, We Guarantee Disappointment » (« COUM, La déception garantie »). Quand nous sommes arrivés à l’ICA le mercredi pour l’action de 13h, le public, qui comptait des artistes et un gros contingent de journalistes, était déjà en place. Nous n’avons pas rejoué.

 

20 octobre 1976

Putain mais c’était n’importe quoi à l’ICA aujourd’hui. Tous ces journalistes, si agressifs. Finies les performances, hors de question, ils reviendraient tous. Trois photos de cassées aujourd’hui. Pourrait empirer d’ici mardi. Les journalistes m’ont poursuivie dans la galerie et ils ont presque enfoncé la porte. Ils ont frappé Chris et l’ont traité de con. Il a fallu nous faire sortir par derrière, discrétos, et on est partis manger avec Paul (Buck). C’était trop bien d’être avec lui.

 

Nous ne nous attendions pas du tout à ce que les médias réagissent si violemment, mais l’ironie voulait que cela complète bien notre travail, qui s’appuyait avant tout sur la façon dont COUM était perçu, et sur la déformation de notre image. Un vrai cadeau, cette collaboration tout à fait spontanée, que les médias poursuivaient un peu plus chaque jour. Nous nous sommes emparés de cette nouvelle matière première, Chris et moi passant tous les jours à l’ICA pour récupérer les coupures de presse, les photocopier et les accrocher aux murs de la galerie, à côté des documents déjà disponibles. Ce que nous avions conçu comme une rétrospective, la presse en avait fait une exposition évolutive qui s’étoffait à mesure que les journalistes renchérissaient dans l’hystérie.

C’est en restant soudés face au harcèlement et au stress de cette période que Chris et moi sommes devenus véritablement inséparables. Notre exposition à l’ICA déterminerait, de façon cruciale, chacun de nos parcours. Elle marquerait non seulement la fin de COUM et le début de Throbbing Gristle, mais aussi le début de la fin de ma relation avec Gen, puisque Chris et moi sommes tombés profondément amoureux, et que le hasard des rencontres voudrait que Gen se lance dans une relation toxique avec une fille, Soo Catwoman. L’exposition m’éloignerait aussi définitivement de mes parents.

 

24 octobre 1976

« Cosey Fanni à fond dans le X ». Gros titre du « Sunday People ». Maman ne peut pas le rater. Je me sens mal pour elle mais je n’y peux pas grand-chose.

 

Ma mère et mon père ont gobé tout l’article… alors même qu’il me disait née dans une famille aisée des quartiers ouest de Hartlepool. J’ai discuté avec Maman : elle m’a dit que cette histoire l’avait littéralement dévastée. C’était fini. Elle avait régulièrement pris de mes nouvelles jusqu’à l’ICA. Le scandale nous a séparées à tout jamais. C’était Papa ou moi et je comprenais parfaitement son choix, même si ne plus jamais la voir, entendre sa voix, ni recevoir quoi que ce soit d’elle m’a brisé le cœur.

Pam et Grand-mère m’écrivaient, me donnaient de ses nouvelles et lui disaient que j’allais bien. Heureusement, j’avais vu Maman à Londres et nous étions allées prendre un thé à Soho avant tout ce battage.

Chaque dimanche matin, Gen continuait de se prélasser en lisant les esclandres dans News of the World ou Sunday People, au lit avec une tasse de thé et du chocolat… Ce qu’il lisait, c’étaient des histoires scandaleuses qui nous impliquaient tous, mais dont j’étais la seule à subir les conséquences. La presse ne s’en lassait pas : les journalistes ont passé deux semaines de plus à nous poursuivre et à « rapporter » les faits. Ceux du Evening News avaient trouvé notre adresse (grâce à Acme… merci les mecs) et ils venaient frapper à notre porte des heures durant, puis se rendaient à l’atelier, chez les voisins ou chez les commerçants de Broadway Market, comme de vrais fouille-merdes. Et ils rentraient bredouilles : personne n’avait le moindre reproche à nous faire.

Après avoir été interviewés par la BBC et Thames Television, nous nous sommes complètement retirés, ignorant toutes les invitations de la presse, de la radio ou de la télévision. J’imagine que n’importe quel autre groupe aurait sauté sur l’occasion pour faire sa promotion, mais nous n’étions pas un « groupe ». Nous ne dépendions pas de l’attirail habituel, avec label, service de comm, etc. Nous avions décidé nous-mêmes des méthodes et des moments que nous utiliserions pour présenter et promouvoir TG, et nous comptions monter notre propre label, Industrial Records. Comme le bruit courait que Virgin s’intéressait à TG, Chris et moi avons apporté une bande, des photos et une affiche à Simon Draper, de chez Virgin Records. Sleazy refusait de signer chez qui que ce soit, et de toute façon, Chris et moi n’étions pas sérieux. Mais Gen était plus intéressé par un contrat, alors quand Melody Maker a eu ouï-dire de notre passage chez Virgin, il leur a accordé un entretien de trois heures sur TG… en notre absence, et sans nous prévenir, ce qui jetterait un léger froid. Tous les membres de TG auraient dû en discuter, décider d’une réponse et y aller ensemble le cas échéant.

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Depuis son numéro 0, Audimat a déjà publié pas moins de quatre textes de l’Anglais Simon Reynolds. Mais celui qui va suivre a une importance particulière pour nous puisqu’il est un avant-goût de la traduction de son dernier livre, Shock & Awe : Glam Rock and Its Legacy, qui inaugure la maison d’édition que nous lançons. Nous sommes profondément fiers de cette première sortie. Bien sûr parce que Reynolds est sans doute pour nous l’un des deux ou trois plus grands critiques musicaux en activité et que ses écrits sont pour beaucoup dans ce que nous faisons avec Audimat. Mais aussi parce que cette histoire exhaustive du glam rock réussit, alors même qu’elle revient sur des artistes des sixties et seventies, à nous propulser dans une réflexion d’une actualité totale sur la culture et la société. Il y est question du genre et de sa performance, évidemment, puis, très vite, de la « queerisation » des formes instituées, de la pratique camp de l’ambiguïté et de la distanciation, et de la passion – au sens étymologique de pathos, « souffrance », « maladie » – du glamour, du fétiche, du halo, tant sonore que visuel. Shock & Awe, dont nous vous proposons donc ici de lire les premières pages, a également l’immense mérite de savoir à la fois parler aux vieux « rockistes » et aux jeunes « poptimistes » : il reprend l’histoire du rock (principalement anglais) à l’extrême fin des années 1960 afin de montrer que le genre était déjà parvenu à un seuil pour le moins problématique de maturité, et qu’il lui fallait donc entamer une cure de jouvence et de légèreté. Mais cette cure n’a pu avoir lieu, selon Reynolds, qu’en se nourrissant des innovations précisément portées par ce rock adulte qu’elle voulait contredire. Un jeu dialectique entre progrès et régression, effet immédiat et profondeur, qui guide peu ou prou tout ce qui nous stimule et nous charme dans nos explorations de critique, et que l’on trouve plus que jamais au cœur de cet ouvrage – lequel, nous l’espérons, saura capter l’attention d’un public plus large que celui des seuls mélomanes !

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