David Mancuso et LVMH

Alors que la fête d’automne de Lucky Cloud vient de se terminer, que l’anniversaire de David Mancuso approche et que mon invitation à la fête d’Halloween du NYC Loft vient d’arriver dans la boîte aux lettres, j’ai pensé que ce serait le moment idéal pour réfléchir à la collection de mode masculine Louis Vuitton intitulée « Fall in Love », qui a été lancée pendant l’été, et en particulier à l’affirmation de l’entreprise selon laquelle cette collection a été inspirée par David et le Loft.

Vous avez bien lu. L’équipe de Louis Vuitton, la maison de mode phare de LVMH (Moët Hennessy-Louis Vuitton), le groupe de luxe le plus important et le plus rentable au monde, a longuement réfléchi et a conclu qu’il serait tout à fait raisonnable de s’aligner sur une personne qui ne prêtait presque aucune attention à son apparence, dépensait le strict minimum en vêtements, n’accordait aucune valeur aux possessions matérielles (autres que les équipements stéréo et les vinyles !) et, pendant 46 ans, a organisé une fête à la maison qui plaçait l’anti-commercialisme et l’égalitarisme au centre de son éthique. L’épisode avait un goût d’appropriation, c’est-à-dire de ce processus par lequel une personne ou une organisation habituellement puissante tire des idées d’une autre personne marginalisée, relativement impuissante, et en tire profit, que ce soit en termes d’argent ou de capital culturel ou les deux, sans que rien ou presque ne parvienne à la partie d’origine — dans ce cas, l’hôte d’une fête réelle.

 

Il est notable que le créateur de cette collection soit Virgil Abloh, le premier directeur artistique noir pour la collection homme de Louis Vuitton ; l’homme noir le plus influent dans un secteur qui a un bilan peu reluisant lorsqu’il s’agit de promouvoir des créateurs de couleur ; un provocateur qui a utilisé sa position pour introduire une esthétique radicale dans un secteur souvent conservateur plutôt que de suivre le courant ; un acteur important de la culture hip-hop qui a intégré l’esthétique hip-hop ainsi que les gens du hip-hop dans le monde de la mode ; et un DJ crédible qui a démontré un intérêt constant pour une certaine exigence musicale. Après avoir conçu la collection, Abloh est décédé tragiquement à l’âge de 41 ans, fin novembre 2021.

 

Il y a des discussions intéressantes à avoir sur Virgil Abloh et sa pratique créative par rapport à David. Dans quelle mesure Virgil Abloh doit-il se sentir libre de s’inspirer des idées et de la réputation de David sans que celui-ci soit impliqué ou représenté ? Étant donné que Virgil Abloh occupait une position puissante au sein de l’industrie de la mode et de la musique, comment pourrait-il raisonnablement interagir avec l’héritage d’un hôte de fêtes qui a évité et s’est opposé au commerce capitaliste pendant toute sa vie ? Est-ce important que les préférences de Virgil Abloh en matière de musique et de son n’aient pas vraiment coïncidé avec celles de David — dans la mesure où David s’était depuis longtemps habitué à ce que des DJ et des promoteurs prétendent avoir été influencés par lui, même s’il croyait invariablement que leurs efforts diluaient sa pratique ? Si l’avancement de l’esthétique noire par le biais de la culture néolibérale se fait au détriment indirect de la communauté noire au sens large, est-ce le prix à payer ?

 

Mais Virgil Abloh n’est pas le sujet. De nombreuses personnes — certaines très branchées, d’autres moins — ont déjà tenté d’établir un lien avec David. Cela fait des décennies que ça dure. Et dans ce cas particulier, nous ne pouvons même pas être assurés de la part de la collection qui lui revient, étant donné que ses idées — des idées indéterminées, en dernière instance — ont été mises en pratique par l’équipe créative de Louis Vuitton.

 

Ce qui est nouveau ici, c’est l’implication dans ce processus d’une multinationale, en l’occurrence Louis Vuitton. C’est ce qui m’a inquiété lorsque j’ai entendu parler de la collection pour la première fois et je suis absolument certain que cela aurait été la préoccupation majeure de David, car il n’a jamais rien eu contre les travailleurs individuels. J’ai écrit le livre qui établissait l’importance de la contribution d’inspiration utopique de David et j’ai également travaillé aux côtés de David en co-animant des soirées dans l’esprit du Loft à Londres pendant huit ans. Pendant cette période, David s’énervait régulièrement lorsque, à ses yeux et à ses oreilles, un individu ou une organisation tirait profit du Loft. Au cours de cette période, son inquiétude était sans doute accrue parce que lui et le Loft avaient connu des temps difficiles. Si Louis Vuitton prétendait être parfaitement compatible avec les principes de David, j’ai pensé que je me devais commenter ce qui semblait être une déformation flagrante de son intention.

 

La nouvelle de la collection m’est parvenue lorsque Tina Magennis — une habituée dévouée du Loft depuis que David y a organisé sa première fête « Love Saves the Day » le jour de la Saint-Valentin en 1970 — m’a envoyé un lien vers un article de Mixmag publié le 26 juillet. Le compte rendu, au ton factuel, m’a laissé avec un sentiment de malaise, au même titre que d’autres comptes rendus journalistiques du lancement de la collection. À aucun moment il n’était suggéré que l’alignement de Louis Vuitton sur David puisse être autre chose que cool et positif, apportant une forme d’« attention méritée » au Loft, devant susciter en retour de la la gratitude pour une entreprise de mode qui se montrait par là assez avant-gardiste pour soutenir la cause. Je me suis alors demandé : et si le Loft constituait l’absolu inverse de tout ce que Louis Vuitton représente ?

 

Je me suis tourné vers le dossier de presse « Fall in Love ». Outre les photographies très stylisées de mannequins portant des articles qui ne ressemblent à rien ni à personne que j’aie jamais vu à une fête du Loft — ce dont je reparlerai plus tard — il comprend un texte qui établit des parallèles entre le DJing et la création de vêtements, rendant hommage à David Mancuso pour la contribution formatrice apportée par ses fêtes au Loft. « À travers l’œil éternel de Virgil Abloh, le métier de disc-jockey s’apparente à celui de designer », explique le texte. On y parle beaucoup des intentions politiques de David, de son engagement en faveur des droits civiques, de l’égalité des sexes et des droits des homosexuels jusqu’à la façon dont il espérait transformer les perspectives de ses invité·es par la sélection musicale. « Fondé sur une approche similaire, l’héritage Louis Vuitton proposé par Virgil Abloh explore continuellement la manière dont l’évolution des codes vestimentaires peut être utilisée comme outil pour promouvoir les idées d’opposition aux discriminations et d’égalitarisme », poursuit le texte. « Faisant écho aux sets de Mancuso pensés comme un tout cohérent, la collection “Fall in Love” est construite comme une garde-robe intégrale. »

 

Bien que le texte soit court, il contient plusieurs inexactitudes que David aurait trouvées extrêmement irritantes. L’une des inexactitudes les plus scandaleuses prétend qu’il existe une idée répandue selon laquelle David est considéré comme le premier DJ ; une recherche rapide aurait permis d’établir que le DJing a commencé à prendre racine à New York au début des années 1960 et que le pionnier du beat-mixing Francis Grasso a commencé avant David. Mais ces inexactitudes ne sont finalement pas exceptionnelles et reviennent régulièrement dans les articles sur le Loft. Je porte davantage d’intérêt à deux des affirmations les plus tendancieuses du texte : premièrement, qu’il existe une synergie innée entre la création de vêtements et le DJing (ou ce que David préférait considérer comme de l’animation musicale — c’est une distinction subtile mais importante que je n’aurai malheureusement pas le temps d’aborder ici) ; et, deuxièmement, que Louis Vuitton et David Mancuso partagent le même ensemble de valeurs sociales.

 

Les formes d’art que sont la conception de vêtements et le choix de la musique lors d’une soirée dansante peuvent-elles être « apparentées » l’une à l’autre ? Eh bien, dans une certaine mesure, oui, étant donné qu’un nombre important de producteur·ices culturel·les contemporain·es s’inspirent consciemment d’un large éventail d’influences historiques afin de générer de nouvelles formes d’expression. Pour autant, il n’en est pas moins difficile de penser à deux processus plus différents l’un de l’autre. L’un tourne autour du visuel, de ce qu’il y a d’extérieur et de ce qui nous distingue, nous incitant à nous observer entre nous. L’autre tourne autour de l’auditif, de l’intérieur (comment la musique imprègne nos corps) et de ce qui nous connecte, nous encourageant à nous oublier et à interagir avec les autres à travers la danse. L’un se félicite de la présence de miroirs. L’autre s’effondre s’il y a des miroirs. Petite précision à ce sujet : les seuls miroirs qui aient trouvé leur place dans le Loft étaient ceux, minuscules, qui composaient la spectaculaire boule à facettes appartenant à David, elle-même un objet hypnotique qui attirait les danseur·euses hors d’elleux-mêmes et dans l’énergie giratoire de la fête.

 

Avec la boule à facettes comme point unificateur, David sélectionnait la musique en conversation avec ses danseur·euses afin qu’iels puissent s’embarquer dans un voyage collectif qui s’étendait peu à peu et qui les aidait à apaiser leur ego et à basculer vers un plan de conscience supérieur qui entrait en contact avec l’essence vibratoire, interconnectée, matérielle et spirituelle de l’univers. David a passé sa vie à façonner le Loft pour atteindre cet objectif. Est-ce là ce que représente réellement l’approche de Louis Vuitton en matière de conception de vêtements ? Pouvons-nous accéder à l’essence de ce que c’est qu’être humain, entrer dans une forme de joie collective et peut-être faire l’expérience d’une forme de transcendance cosmique, en enfilant une paire de chaussures, une chemise, un pantalon assorti et une veste ? Est-ce cela qui se passe dans les vestiaires des magasins Louis Vuitton ? Je pose la question, je ne voudrais pas manquer une bonne fête.

 

Nous ne devrions même pas avoir besoin d’expliquer pourquoi cela ne saurait être le cas, mais apparemment nous en sommes là. Alors voilà. L’acte d’acheter des vêtements, et en particulier des vêtements très chers, ne contribue pas à apaiser l’ego dans un cadre social organisé autour de la musique et de la danse. Au contraire, il renforce l’ego par le biais d’un processus largement individualisé, depuis le moment de la sélection d’un article jusqu’à son essayage devant un miroir, en passant par l’entrée dans le genre de soirée où l’on porte des vêtements de luxe. S’il se trouve que la pièce en question laisse apparaître le ventre, on peut dire que cela revient littéralement à se regarder le nombril.

 

Et pourtant, le caractère douteux de la thèse selon laquelle l’approche de Louis Vuitton en matière de conception de vêtements est similaire à l’approche de David en matière de sélection de musique et d’organisation de fêtes semble devenir insignifiant lorsqu’on le rapproche de l’affirmation selon laquelle Louis Vuitton a décidé de sortir « Fall in Love » parce que, comme David, l’entreprise est soucieuse de lutter contre les discriminations et de promouvoir l’égalitarisme.

 

Je ne voudrais pas être injuste. La revendication de l’opposition aux discriminations est raisonnée en ce qui concerne la diversité relative des employé·es régulier·es, des cadres et des mannequins de LV, ainsi que l’audace qu’il y a à nommer quelqu’un comme Virgil Abloh à un poste aussi influent en premier lieu. L’entreprise a encore du chemin à parcourir jusqu’à ce que l’égalité des chances soit atteinte, mais son bilan se distingue favorablement de celui de nombreuses autres sociétés. La revendication de l’opposition aux discriminations est moins juste en termes d’homogénéité relative de ses modèles, qui répondent tous·tes aux exigences standard de l’industrie en matière de handicap, d’âge, de taille corporelle et de conventions de beauté. Mais le véritable problème réside surtout dans la prétention de LV à partager le souci d’égalitarisme de David. Il s’agit d’une revendication profondément embarrassante qui aurait été offensante pour David et qui devrait offenser toute personne ayant entretenu un lien profond avec David et le Loft.

 

Rappelons-nous de ce qu’est LVMH — Louis Vuitton Moët Hennessy, Louis Vuitton représentant l’une des maisons les plus importantes et historiques du groupe — et de sa place dans le monde. Il se décrit comme le premier groupe mondial de produits de luxe. C’est également la marque de luxe qui détient la plus haute valorisation au monde ainsi que celle qui est la plus rentable. En 2021, elle a enregistré des bénéfices de 17 milliards d’euros, soit plus du double de 2020, et une hausse de 49 % par rapport à 2019. Alors que David fut le plus heureux en faisant vivre une fête égalitaire, Bernard Arnault, le cofondateur, président et directeur général de LVHM, a semblé s’épanouir en rapportant des bénéfices de plusieurs milliards à ses actionnaires. Comme l’a noté Arnault, LVHM a « réalisé une performance remarquable en 2021 dans le contexte d’une sortie progressive de la crise sanitaire. »

 

Nous devrions nous estimer heureux qu’au moins LVHM se soit fortement redressé étant donné que pendant la pandémie, les revenus ont chuté pour 99 % de la population mondiale et que plus de 160 millions de personnes ont été contraintes à la pauvreté, les femmes, les minorités ethniques et les pays en développement étant les plus durement touchés. Au cours de la même période, les personnes les plus riches du monde — que l’on appelle diversement les 1 %, ou les 0,1 %, ou les 0,01 %, ou même les 20 personnes les plus riches du monde (qui possèdent à elles toutes autant que les 50 % les plus pauvres) — ont fortement augmenté leur richesse. Déjà bénéficiaires de la législation qui a favorisé les multinationales par rapport aux autres secteurs de l’économie au cours des plus de 40 dernières années, les investisseurs de LVMH ont vu leurs actions augmenter de 170 % au cours des 5 dernières années et de 72 % au cours des 3 dernières. Bien que l’entreprise se préoccupe de la lutte contre les discriminations, elle opère au cœur d’un système économique qui systématise les discriminations. Pendant ce temps, il se pourrait bien que ses actionnaires aient dépensé une partie de l’argent qu’ils ont accumulé pendant le chaos économique de ces dernières années dans des vestes et du champagne.

 

Si LVMH veut sérieusement s’attaquer aux discriminations et promouvoir l’égalitarisme dans un esprit qui soit en rapport avec David, alors il serait raisonnable d’attendre du groupe qu’il puisse tenter de suivre l’exemple de Warren Buffet, président et PDG de Berkshire Hathaway, qui est la cinquième personne la plus riche du monde et qui pourtant mène un style de vie remarquablement modeste, et qui a fait don de 48 milliards de dollars à des œuvres caritatives. Bernard Arnault est la troisième personne la plus riche du monde ainsi que l’homme le plus riche d’Europe, ayant généré la majeure partie de sa richesse grâce à LVMH, et sa fortune est actuellement estimée à 135 milliards de dollars. Comment sa personne se rapporte-t-elle aux activités du groupe LVMH ?

 

Il n’existe pas d’archives faciles à identifier sur les dons caritatifs d’Arnault, ni de raisons faciles à identifier pour lesquelles Arnault pourrait vouloir dissimuler des informations sur ses contributions personnelles, ce qui nous laisse tirer une seule conclusion à tirer. Arnault a été le fer de lance du don de LVMH de 200 millions d’euros au fonds de restauration de Notre-Dame en 2019, bien que cette cause ait suscité une réaction négative importante en raison de la manière dont les contributeurs semblaient être plus enclins à soutenir le patrimoine français classique plutôt que les personnes les plus démunies. LVMH a également fait don de 11 millions de dollars pour lutter contre les feux de forêt en Amazonie, toujours en 2019. Je me demande quelles contributions « significatives » ont été réalisées depuis — significatif est placé entre guillemets parce que le total des dons à Notre Dame et à l’Amazonie est loin d’approcher, même vaguement, de la contribution de Buffet — je l’estime à moins de 0,5 % de celle-ci.

 

Certes, LVMH a parrainé de nombreuses expositions d’art ainsi que la construction de la Fondation Louis Vuitton au Bois de Boulogne, qui a coûté 780 millions d’euros. C’est une somme importante pour un bâtiment, d’autant plus que le coût initial était fixé à 100 millions d’euros. Mais la FRICC, un groupe français de lutte contre la corruption, a ensuite accusé la Fondation LV de déduire 60 % des coûts de ses impôts et en remboursements d’impôts, LVMH recevant également 600 millions d’euros du gouvernement, ce qui transforme le bâtiment en une variante de l’aide sociale aux entreprises (car le bâtiment porte le nom de Louis Vuitton et contribue à son image de la marque et donc à sa rentabilité). « L’aide sociale aux entreprises » désignant les cas où les gouvernements préfèrent faire l’aumône aux riches sociétés plutôt qu’aux personnes qui en ont le plus besoin ou aux véritables services publics.

 

Que pensait donc David du monde de l’entreprise ? L’égalitarisme comptait-il pour David ? Était-il concerné par l’égalité économique ainsi que par l’égalité des sexes/raciaux/sexuels ? Que pouvait-il penser d’un lien avec une entreprise qui vise une clientèle d’élite ?

 

Nous pouvons tenir pour acquis que David s’est opposé au racisme, au sexisme et à l’homophobie. Il manifestait dans les rues pour le changement social et il a accueilli des danseur·euses de couleur, des femmes et des homosexuels au Loft dès ses débuts. Pourtant, les références à l’opposition de David à la discrimination mettent régulièrement de côté les questions d’inégalités économiques, alors même qu’il était aussi préoccupé par la discrimination économique que par toute autre forme de discrimination. « David s’enorgueillissait d’avoir une vraie mixité des membres : une mixité raciale, ethnique, sexuelle et, surtout, économique », m’a dit Mark Riley, un ami de longue date de David. « Vous savez, ce n’était pas que des gens riches de l’Upper West Side et des gens de la classe moyenne du Queens. Halston pouvait se trouver là et un sans-abri pouvait se trouver là et ils étaient tous traités avec le même respect. »

 

Dès le départ, David a tenté de transcender les barrières de classe au sein de sa fête. Il a d’abord demandé aux invités de payer 2 $ à l’entrée — une contribution qui n’a peut-être même pas couvert ses frais, qui comprenaient l’organisation d’un buffet, d’un punch à base de fruits frais et du vestiaire, sans parler des frais de fonctionnement et d’équipement. À la fin de son séjour au 647 Broadway, le premier emplacement du Loft, le prix était passé à 4 $ et à la fin des années 1970, il était passé à 12,99 $, en grande partie parce que les frais de fonctionnement au 99 Prince, où il a rouvert fin 1975, étaient exponentiellement plus élevés. Le droit d’entrée a oscillé autour de 12,99 $ pendant les deux décennies suivantes. « Je n’ai jamais rien vendu sur place et je n’ai jamais permis qu’on vende quoi que ce soit sur place », m’a-t-il dit alors que je faisais des recherches pour Love Saves the Day (à paraitre début 2024 chez Audimat éditions). « Tout était couvert par la contribution. J’ai essayé de créer une situation dans laquelle il n’y avait aucune inégalité économique. » Parce que tout était inclus dans le prix, parce que les danseurs étaient libres d’apporter leur propre bouteille s’ils voulaient boire de l’alcool, et parce que David interdisait à ses invités de vendre quoi que ce soit (c’est-à-dire de la drogue) dans sa maison, le Loft fonctionnait comme un espace sans argent. Cet aspect était de la plus haute importance pour David, qui estimait que si la fête devait devenir un espace de liberté et d’expression utopique, elle devait exclure l’utilisation de l’argent.

 

David ne cessait d’imaginer des moyens de rendre le Loft toujours plus égalitaire. Il admettait les invité·es même s’iels n’avaient pas d’argent ; s’iels étaient fauchés, un·e invité·e écrivait une reconnaissance de dette. Au lieu d’essayer de profiter de la période la plus chargée de l’année, celle de Noël et du Nouvel An, David organisait gratuitement des fêtes pendant la période des fêtes. Lorsqu’il a dû faire des choix financiers difficiles quant à l’exploitation ou non d’un bar — par exemple, il aurait pu rester sur Prince Street s’il avait commencé à vendre de l’alcool — il a toujours refusé l’option du bar en se basant sur le fait que cela aurait fondamentalement modifié l’éthique et la personnalité du Loft. Il a toujours distribué ses cartes d’invitation gratuitement, car l’idée de faire payer quelqu’un pour assister à une fête chez soi allait à l’encontre de l’esprit de la fête à domicile. Lorsque le Paradise Garage (la soirée privée inspirée du Loft qui a été universellement reconnue comme le lieu underground le plus influent de New York, du moins jusqu’à ce que j’essaie de rétablir quelque peu l’équilibre dans Love Saves the Day) a introduit un droit pour l’obtention de ses cartes de membre et a également fixé un prix d’entrée plus élevé pour les invités que pour les membres, David s’y est opposé, considérant l’un comme l’autre comme une forme de (selon ses termes) « discrimination économique ». Il s’opposait à l’idée même de VIP et ne voulait pas soutenir un lieu qui exploitait un espace VIP.

 

David vivait également selon un système de valeurs qui s’opposait au fonctionnement de base du capitalisme. En plus du buffet, des salaires du personnel, des factures de services publics, des frais juridiques et du travail en interne, David dépensait tout l’argent restant pour acheter le meilleur équipement sonore disponible (dont tout le monde a pu profiter) et emmener des amies au restaurant. Il a à peine dépensé de l’argent pour les vêtements. Il se procurait tous les meubles du Loft dans la rue ou dans des bâtiments locaux en cours de démolition, ou faisait construire par un charpentier tout ce dont il avait besoin. Il n’a voyagé à l’étranger qu’une seule fois entre 1970 et 1998 (et n’a pratiquement jamais manqué une fête du samedi soir entre 1970 et 1986). En bref, David vivait selon des principes égalitaires qui, à leur tour, encourageaient l’interaction entre les classes sociales chez lui. Comme il l’a dit à l’écrivain Andy Thomas, les gens ont pu se connecter et « les vibrations sont devenues beaucoup plus libres ».

 

Bien que son principal objectif dans la vie ait été de créer un peu de progrès social dans son salon, David était également préoccupé par l’égalité en dehors du Loft. Ayant participé aux mouvements pour les droits civiques et contre la guerre en particulier, il a cofondé et offert un espace gratuit au premier record pool, un centre dirigé par des DJ pour la distribution de disques promotionnels gratuits, parce qu’il pensait qu’il était injuste que les maisons de disques fassent indirectement de l’argent sur le dos des DJ mal payé·es qui non seulement apportaient leurs disques mais contribuaient à transformer nombre d’entre eux en hits. Il déplorait la façon dont la récupération commerciale du disco, à l’origine une culture organique, conduisait à une dilution du son et de l’expérience. À un moment donné, il a commencé à refuser de passer des disques piratés, sous prétexte que les musicien·nes qui les enregistraient ne recevraient aucun revenu. Il a un jour grondé un neveu qui ramassait un billet d’un dollar qui traînait dans la rue, arguant qu’il était possible que la personne qui avait laissé tomber le dollar en ait besoin pour acheter de la nourriture et revienne le chercher.

 

À partir de la fin des années 1990, l’anti-matérialisme de David a été mis à l’épreuve. Alors que sa bonne fortune déclinait et que ses revenus diminuaient au fil de ses déménagements sur Third Street (1984), puis sur Avenue A (1994) et enfin sur Avenue B (1997), Avenue B étant la dernière maison assez grande pour une fête, des amis et des partenaires potentiels lui suggérèrent des moyens de relancer ses finances. David a refusé à peu près tout, sauf la proposition de fabriquer et de vendre des T-shirts du Loft. J’ai commencé à interviewer et à devenir ami avec David en 1997, à peu près au moment où il a atteint le fond en termes de revenus. Je lui payais toujours un déjeuner ou un dîner car il était évident qu’il était complètement fauché. Au fil de notre conversation, David m’a expliqué qu’il ne pouvait se résoudre à compromettre les valeurs fondamentales du Loft, car la fête était sacrée pour lui et remontait à sa toute première expérience d’enfance dans un foyer pour enfants. David m’a approché (ainsi que Colleen Murphy, une de ses amies proches de New York), pour commencer à organiser des fêtes à Londres, en partie parce que je n’étais pas un « promoteur de soirées », ou un organisateur de fêtes professionnel, ce qui pour David renforçait les chances que les fêtes puissent tourner autour de la passion plutôt que de l’argent (non pas que David ait sous-estimé l’importance de ce qu’il aimait appeler par euphémisme « l’énergie verte »). Pendant cette période, il a commencé à accepter des invitations à travailler en tant qu’animateur musical dans différents pays et, dans l’ensemble, il a trouvé que c’était une expérience positive qui lui permettait de répandre la bonne parole tout en mettant du pain sur la table et en payant le loyer. David n’est pas allé plus loin dans le compromis vis-à-vis de sa vision du Loft en tant que fête à domicile. Pendant les 20 années où je l’ai connu, il a toujours été la personne la plus rigoureusement anti-commerciale que j’aie jamais rencontrée sur la scène et dans l’industrie des fêtes/clubs et de la musique. En 46 ans d’organisation de soirées — David est décédé en novembre 2016 à l’âge de 72 ans — il n’a jamais fait de publicité pour un événement. Il n’a jamais non plus accepté la moindre forme de sponsoring.

 

Qu’en est-il des vêtements eux-mêmes ?

 

Étant donné que Louis Vuitton est soucieux d’égalitarisme, je me dois de mentionner le prix des articles qui figurent dans sa collection homme (car aussi soucieux que soit LV de lutter contre les discriminations, l’entreprise n’a pas sorti de collection inspirée du Loft pour les femmes, et quant à la communauté trans…). Il s’avère que les vestes vont de 2 000 à 4 750 £, les pulls sont autour de 1 000 £, les pantalons 1 200 £, les chemises 730 à 1 000 £, et les baskets et les bottes 590 à 1 280 £. J’ai vérifié les T-shirts, juste au cas où il y en aurait qui seraient abordables, mais ils coûtent entre 575 et 750 £. Je n’ai même pas dépensé 575 £ en vêtements et chaussures depuis le début de la pandémie, qui a contribué à me faire perdre la moitié de mon emploi. Loin de là, maintenant que j’y pense. Ah, attendez, Arnault a dit un jour : « Luxe abordable — ce sont deux mots qui ne vont pas ensemble ». C’est compris.

 

En ce qui concerne la collection elle-même, le texte « Fall in Love » décrit certaines des façons dont les pièces sont censées capturer et entrer en conversation avec David et le Loft. « Faisant écho aux sets fondé sur une série complète de disques de Mancuso, la collection “Fall in Love” est construite comme une garde-robe intégrale », commence le texte, rabaissant la pratique de David tout en ne révélant rien sur les vêtements. Le quatrième des six paragraphes fournit quelques précisions. Le paragraphe pour aborder les spécificités de la gamme s’avance ainsi : « Une silhouette contemporaine vaguement informée par les années 1970 trace une ligne maigre et tranchante qui s’exprime dans des vestes et des pantalons confortables qui vont du large à l’évasé. Des cols roulés et une veste en daim rouge jouent sur cette ambiance tout en laissant entrevoir l’idée d’une tenue de scène. Égalisant les codes vestimentaires, un costume noir à deux boutons et à rabat cranté reflète l’aisance clubwear d’un survêtement noir sculpté. Leurs propriétés se fondent dans un surshort en moleskine brodé d’un logo et dans une veste imperméable formelle avec un monogramme en surpiqûre. Technique également employée sur les vestes en cuir, la surpiqûre apparaît dans un logo fait de fleurs en relief, créé à l’image des ondes sonores. Le graphisme fait la promotion du single imaginaire de Louis Vuitton, Love Potion ».

 

Deux autres courts paragraphes suivent. Le premier note que « les chemises ornées de notes de musique font un clin d’œil aux parallèles entre le son et la mode » et ajoute : « Les vêtements de travail recouverts de motifs de peinture à effet huileux rendent hommage à l’idée de l’artiste, un sentiment encore exprimé par les imprimés d’oiseaux présents dans toute la collection comme un symbole de liberté, à la fois artistique et au cœur des valeurs universelles partagées par David Mancuso et Virgil Abloh. » Une phrase en passant note que « les chaussures de danse en cuir souple — créées sous forme de mocassins ainsi que dans un style Oxford — sont imprégnées de l’usure du mouvement. » La seconde, qui décrit les sacs « Fall in Love », se termine par les informations suivantes : « La ligne Record Canvas en monogramme s’inspire des carnets d’archives Louis Vuitton et évoque une sensibilité vintage. Réalisée en bleu, bordeaux et vert foncé, elle se décline en un Keepall, un City Keepall, un Avenue Slingbag, un Christopher backpack, un Trio Messenger, et une série de petits articles de maroquinerie. »

 

Lorsque j’ai lu ce texte pour la première fois, j’ai ressenti un étrange sentiment de trahison et je le ressens encore. Dès le départ, j’avais été assez convaincu que la tentative de Louis Vuitton de s’associer à David et au Loft était inappropriée et il était peu probable que je change d’avis à ce sujet. Ce à quoi je ne m’attendais pas, c’est que la justification des choix esthétiques de la collection soit à ce point ténue et sans intérêt. C’est comme si « Fall in Love » n’avait absolument rien à voir avec sa prétendue source d’inspiration, ce qui signifie que toute personne ayant la moindre connaissance de David et du Loft serait incapable d’identifier le moindre lien entre les deux. Des notes de musique ? Des motifs de peinture à effet huileux ? Des imprimés oiseaux ? Des chaussures de danse en cuir souple ? Un sac en toile brodé de LV qui pourrait contenir cinq singles 12 pouces au lieu des 200 à 300 que David transportait avec lui au prix de grands efforts et d’un grand inconfort à la fin de sa vie quand il ne pouvait plus organiser de fêtes chez lui (où, bien sûr, aucun sac à disques n’était nécessaire) ? Rien de tout cela n’est spécifique au Loft.

 

La disjonction entre les articles tels qu’ils sont photographiés dans la publicité Louis Vuitton et les vêtements que les danseur·euses avaient tendance à porter au Loft est plus grande encore. Parmi les tenues présentées sur 20 clichés, il n’y a qu’un seul pantalon et une seule chemise que je puisse imaginer sur la piste de danse du Loft sans que celleui qui les porte n’ait l’air d’un·e touriste. Il ne s’agit pas seulement des limites pratiques évidentes de telles tenues ; leur tonalité est également erronée. La publicité prétend que la collection a été façonnée « à travers les souvenirs du légendaire Loft », mais il n’y a aucun signe que tout cela soit en rapport avec le moindre récit historique. Les tenues sont irrémédiablement froides alors que le Loft était irrémédiablement chaud. Les modèles sont droits, raides, vides et sans sourire, et ne capturent donc rien de l’énergie accueillante et joyeuse qui définissait le Loft dès que vous franchissiez la porte d’entrée de David. Le cadre de la séance photo tente de reproduire une esthétique industrielle datée qui aurait pu fonctionner mais qui ne fonctionne pas, en partie parce que les sols sont en béton plutôt qu’en bois. Je ne suis pas sûr que l’infrastructure industrielle du centre-ville ait commencé à se bétonner avant que Dean & DeLuca n’ouvrent ce qui fut leur magasin phare en 1977, même si certaines galeries d’art ont peut-être emprunté cette voie plus tôt. Probablement. Quoi qu’il en soit, David a toujours veillé à ce que ses pistes de danse soient en bois. Le froid contre le chaud, encore et toujours, dans ce qui revient à une déconnexion totale, et ce au sein d’une collection de vêtements qui veut démontrer une affinité avec une fête qui elle, ne connaissait que ça, la connexion.

 

La question n’est pas de savoir si la collection « Fall in Love » est avant-gardiste ou magnifiquement taillée, adéquate à l’industrie de la mode considérée dans toute son extension. (Je pense que la plupart des articles sont affreux — ils ne sont même pas bizarrement excitants — mais je n’ai pas de jugement renseigné à offrir à ce sujet.) La question est de savoir si la contribution de la collection au fait de s’habiller recoupe ce qui aurait pu être porté au Loft, et la version courte de la réponse à cette question est que ce n’est pas le cas, et même qu’on en est loin.

 

Comme l’a dit Louis « Loose » Key Jr, un danseur régulier du Loft de 1980 jusqu’à aujourd’hui, dans une interview que j’ai réalisée avec lui pour mon troisième livre, Life and Death on the New York Dance Floor, 1980-1983 : « Le Loft ne concernait pas votre tenue vestimentaire. Il s’agissait d’exister en communauté ». Comme Loose me l’a expliqué, les danseur·euses portaient des T-shirts fonctionnels, des pantalons à gaz de style militaire et des chaussures de jazz-danse Capezio ou des chaussons chinois à cinq dollars. Beaucoup déchiraient les manches de leurs T-shirts, enfilant des perles sur le lambeau pour qu’elles pendent comme des tresses. Certains attachaient également une pince crocodile ornée d’une longue plume à une partie de leur vêtement comme un accessoire de fumeur ornemental pour quand leurs joints brûlaient jusqu’aux filtres. « Les gens s’habillaient de façon créative et pratique », a-t-il remarqué. Il m’a également dit que le Loft était « tout le contraire » du Studio 54, où l’on organise régulièrement des soirées à thème pour des gens comme Giorgio Armani, Yves St Laurent, Valentino et Gianni Versace, où les danseur·euses achetaient des tenues coûteuses pour être quelqu’un·e et où le narcissisme régnait en maître. Voilà une discothèque qui aurait pu correspondre aux intentions synergiques de Louis Vuitton.

 

Au début de son séjour à New York, après avoir commencé à gagner un peu d’argent, David a commencé à acheter des vêtements. Il voulait être beau, comme beaucoup de ses pairs (c’est une autre histoire). « Si vous voyez la façon dont je m’habillais sur les photos des débuts, j’étais comme un véritable enfant italien du nord de l’État et c’est comme ça que je parlais, aussi », m’a-t-il dit. Les photos de David prises par le photographe queer Peter Hujar en 1975, pour un article de Vince Aletti sur le Loft publié dans le Village Voice, montrent l’hôte de la fête qui apparaît beau, soigné, calme, concentré et suave. Ce jour-là, David porte une veste bien coupée, un pull à col en V et ce qui semble être un pantalon bien ajusté. Le look italien de David était peut-être encore à son apogée à ce moment-là, bien qu’il soit plus probable qu’il se soit habillé pour l’occasion. Après tout, David avait été contraint de cesser d’organiser des fêtes dans son espace du 647 Broadway en juin 1974. Son prochain déménagement le conduirait au 99 Prince Street, situé au cœur de Soho. Blessé par la fermeture et déterminé à établir le Loft sur une base légale sûre, notamment parce que le loyer et les coûts au 99 Prince Street étaient nettement plus élevés qu’à Broadway, David demanda l’autorisation à la ville mais dut faire face à une opposition concertée de la Soho Artists’ Association. Comme il me l’a confié : « Une femme s’est tournée vers moi lors de mon audience et m’a dit : “David, si j’essaie de vendre cet endroit et que les acheteurs regardent par leur fenêtre et voient des n******.” C’est ce qu’elle a dit. Je pensais qu’elle dirait, “Trafic de voitures”. […] Le fait qu’ils se qualifient d’artistes était une couverture pour des gens qui étaient là pour acheter des immeubles et embourgeoiser le quartier dans une direction étroite. Ma survie était en jeu. » David s’est donc assuré d’avoir une apparence respectable pour la séance photo.

 

À mesure que David s’est installé dans Prince Street, son style est devenu très détendu. Sa tenue standard consistait en un T-shirt ou une chemise en coton sans col et un pantalon. Lorsqu’il s’agissait de dépenser de l’argent, David donnait la priorité aux salaires du personnel, au loyer et à l’équipement stéréo, les vêtements figurant probablement en bas de la liste. Lorsque David s’est rendu chez Warners pour un Record Pool avec Mark Riley, il portait des chaussettes dépareillées et pas de chaussures — le réceptionniste l’a apparemment regardé d’un air méfiant, se demandant s’il fallait appeler la sécurité, jusqu’à ce qu’il confirme son identité, après quoi il a été conduit vers son rendez-vous comme un roi. Le personnel de Lyric Hi-Fi, la boutique hi-fi de l’Upper East Side où David a commencé à acheter l’équipement stéréo le plus avancé que le monde ait connu à la fin des années 1970, a essayé de comprendre pourquoi quelqu’un qui était prêt à dépenser des milliers de dollars pour un seul composant débarquait en ressemblant à un clochard.

 

David n’était pas en train de se laisser aller ou de tenter de cultiver une quelconque image. Il ne croyait tout simplement pas que les vêtements étaient particulièrement importants. Depuis le moment où je l’ai rencontré jusqu’à sa mort, presque 20 ans plus tard, David portait des bottes de chantier (lors d’un voyage à Londres, il a plongé dans un magasin de fournitures pour chantier pour en acheter une nouvelle paire), un jean ample et généralement bien usé, un T-shirt et, par-dessus, une chemise ordinaire généralement à carreaux. C’est tout ce qu’il a toujours porté, et il ne s’habillait pas différemment qu’il retrouve un ami pour déjeuner ou qu’il anime une soirée musicale. Sa plus grande démonstration de vanité consistait à se teindre les cheveux. En même temps, son aspiration ultime était de pouvoir accomplir ses tâches lors d’une fête sans être le centre de l’attention, car s’il y parvenait, cela signifiait que les danseur·euses se concentraient sur la danse entre elleux et que la fête décollait. En bref, David ne montrait presque aucun intérêt pour les vêtements et il se trouve qu’il n’avait de toute façon presque pas d’argent à dépenser pour des vêtements pendant les 32 dernières années de sa vie. Il ne lui serait pas venu à l’esprit d’introduire un code vestimentaire au Loft car il détestait les restrictions et il détestait l’idée d’exclure quiconque de sa fête.

 

Au cas où il serait nécessaire de rappeler une telle évidence, il n’y a rien de mal à se tourner vers les vêtements pour des raisons de confort, pour l’apparence ou pour s’exprimer individuellement ou au sein d’un groupe plus large. De nombreuses personnes, y compris celles qui vivent en marge de la société, trouvent un réconfort et une joie particulière dans les vêtements. Nous participons tous au rituel de l’habillage chaque jour de notre vie. Nous sommes le seul animal sur la planète qui a besoin de porter des vêtements pour survivre. Pourtant, se vêtir est catégoriquement différent de danser sur de la musique, et la signification qu’il y a à se vêtir change lorsque le vêtement cesse de remplir une fonction purement pratique ou d’exprimer son âme, ou lorsque l’âme que le vêtement exprime est enracinée dans l’extrême richesse et les idées sans issue, voire carrément problématiques, d’exclusivité et même de supériorité. Et c’est ce que Louis Vuitton apporte sur les podiums, dans les magasins et dans les vestiaires, car si les produits de l’entreprise n’étaient pas si excluants, elle ne pourrait pas pratiquer les prix astronomiques qu’elle met en place. « Les produits de luxe sont le seul domaine dans lequel il est possible de réaliser des marges de luxe », a déclaré un jour Bernard Arnault, révélant ainsi son modèle commercial.

 

Avant que quelqu’un ne se plaigne que je m’en prenne à Louis Vuitton ou LVMH, permettez-moi de reconnaître que l’entreprise n’est rien d’autre qu’un conglomérat massif dans une économie néolibérale plus large qui a fait que les entreprises deviennent de plus en plus riches et puissantes alors que nous, les gens, devenons comparativement plus pauvres et que le monde vacille au seuil de la catastrophe écologique (s’il n’a pas déjà glissé par-dessus bord). Il peut être délicat de critiquer les entreprises. Elles dominent le monde dans lequel nous vivons dans la mesure où une grande partie, sinon la majorité, des technologies, des services bancaires, des sources d’énergie, des produits pharmaceutiques, des vêtements, de la nourriture et des boissons, ainsi que des médias et des entreprises de divertissement que nous utilisons quotidiennement nous parviennent par le biais des entreprises. Ce n’était pas le cas il y a 50 ans et on aurait difficilement pu l’imaginer lorsque le shekel mésopotamien, la première monnaie connue, est apparu il y a 5 000 ans, sans parler de l’apparition de l’homme moderne en Afrique il y a environ 300 000 ans ni des 13,7 milliards d’années qui se sont écoulées depuis le Big Bang. On nous fait croire que sans les groupes commerciaux, la vie est inimaginable, que leur présence est inévitable et que nous devrions l’accepter. L’histoire suggère le contraire, la danse sociale étant bien plus intrinsèque à l’existence humaine, formant le ciment qui a d’abord persuadé les humains de se regrouper pour survivre, comme l’affirme Barbara Ehrenreich dans Dancing in the Streets : A History of Collective Joy. Pour autant, nous sommes aujourd’hui dans un monde où l’on nous informe qu’il n’y a pas de façon simple de vivre en échappant au néolibéralisme, dont Louis Vuitton est loin d’être le seul acteur.

 

Les entreprises font des efforts extrêmes pour nous persuader de les aimer et Louis Vuitton est une entreprise que beaucoup ont appris à aimer. Elle crée de magnifiques produits qu’elle vend par le biais de défilés de mode, de mannequins et de publicités séduisants que certains trouvent impressionnants. Elle alimente les fantasmes largement partagés d’un style de vie esthétique supérieur où les problèmes de difficultés financières et de pénurie n’existent pas. Ses pratiques d’emploi se situent à l’extrémité relativement progressiste de la culture d’entreprise quand on la compare à d’autres. Elle a employé des designers créatifs et avant-gardistes, Abloh étant le plus respecté et le plus remarquable. Et pourtant, la dure réalité reste qu’il s’agit de l’une des entreprises les plus puissantes du monde, opérant dans l’un des secteurs les plus rentables, les plus surévalués et les plus excluants de l’économie mondiale. Cela ne la rend pas directement pire que les autres entreprises et les dommages qu’elle cause sont moins manifestes que ceux causés par les compagnies gazières et pétrolières. En même temps, l’accent mis sur les vêtements et le marché du luxe au sens large rend sa tentative d’établir un lien avec David et le Loft particulièrement déplaisante.

 

David aurait-il accepté de l’argent, même une grosse somme d’argent, de la part de Louis Vuitton en échange de l’utilisation de son nom dans une gamme de vêtements ? Il est impossible de l’imaginer disant oui. Quiconque connaissait David comprendrait à quel point il trouverait problématique le cadrage du Loft par Louis Vuitton. D’autres questions se posent. Louis Vuitton a-t-il demandé la permission aux cousins de David ou au conseil d’administration qui supervise les affaires du NYC Loft, une fête et une communauté en activité permanente depuis le décès de David ? Si l’on pense à Virgil Abloh, dans quelle mesure est-ce sa vision d’une collection inspirée du Loft qui nous a été présentée, étant donné qu’il est décédé avant son achèvement ? A-t-il eu ne serait-ce qu’un peu à voir avec tous les éléments qui ont accompagné la sortie de la collection ? Le PDF qui présente la collection se termine par un très bref aperçu de Louis Vuitton, l’homme et la société, et conclut que « l’audace a façonné l’histoire de Louis Vuitton. » De l’audace : voilà qui décrit bien la chose.

 

La synergie de Louis Vuitton avec le Loft n’a toujours été que superficielle, c’est évident. Personne n’aurait jamais pu croire que l’intention du groupe ait été d’établir une relation significative et durable avec la culture de cette fête et son héritage. Elle souhaitait simplement que ses clients fassent l’expérience d’une forme d’accès à elle par procuration, qui ne les amènerait pas à modifier leur style de vie pour autant. L’objectif était de leur donner le sentiment d’être cool, connectés et, assez étrangement (étant donné que le Loft a été créé en 1970), d’être dans le coup et vaguement progressistes politiquement, ce qui semble ici se résumer à ne pas être ouvertement raciste, sexiste ou homophobe. La collection du mois suivant serait toujours là pour leur vendre un nouvel ensemble de références culturelles.

 

En même temps, Louis Vuitton ne fait pas seulement partie d’une économie commerciale qui peut coopter la culture sur un coup de tête tout en maximisant ses profits et en contribuant à l’accélération des inégalités. Elle fait également partie d’une industrie qui, malgré toute son insistance à nous dire qu’elle nous aime, a eu un impact directement négatif sur David et le Loft. Après tout, David a organisé sa dernière fête au 99 Prince Street en juin 1984, après avoir été évincé pour des raisons de coûts d’un quartier où les chaînes de magasins faisaient leur trou tandis que les multimillionnaires s’installaient dans les lofts. David finit par acheter le Pilgrim Theater sur l’Avenue C dans l’espoir qu’il fournisse au Loft un foyer permanent. Il était devenu frustré par l’absence d’une véritable communauté à Soho, concluant que les artistes locaux venaient souvent de familles d’agents immobiliers qui pouvaient anticiper comment l’achat des bâtiments du quartier se transformerait en une manne d’investissements. Un déménagement dans le Lower East Side, où les immigrants avaient développé des racines depuis des décennies, devait offrir au Loft un cadre beaucoup plus propice. De l’argent du gouvernement avait également été promis pour aider à régénérer un quartier historiquement pauvre qui était également devenu la capitale de la drogue. Mais Ronald Reagan annula le programme de régénération afin de donner la priorité aux dépenses militaires et aux réductions d’impôts pour les riches, laissant David entrer dans une zone de guerre. Un lent et calamiteux déclin s’ensuivit, jusqu’à ce que David ne se retrouve avec à peu près rien.

 

Pendant ce temps, Prince Street et Soho sont devenus un centre commercial géant, soit l’inverse absolu de ce qu’était (et de ce qu’est toujours) le Loft. Occupant la frange la moins chère du marché de la mode, J Crew a fait du 99 Prince Street son magasin phare pendant 21 ans. Depuis fin 2018/début 2019, Moncler, dont les prix sont équivalents à ceux de Louis Vuitton, occupe cet espace. Je me suis demandé pendant un moment si Louis Vuitton possédait Moncler, car la stratégie d’Arnault a apparemment été d’acquérir autant de parts du marché que possible dans le luxe : pas encore, apparemment.

 

Néanmoins, Arnault sait ce que signifie « Tomber amoureux » [Fall in love], surtout d’une marque de luxe rivale, et a déclaré que la récente acquisition de Tiffany pour 16 milliards de dollars n’était « qu’un début » alors que la marque portait l’éventail des maisons de luxe de LVMH au nombre de 70, dont 14 dans la vente au détail et la mode. Cela ne se fera peut-être pas, mais si LVMH achète Moncler, Arnault pourrait organiser une fête de lancement dans le magasin et, étant donné l’histoire du 99 Prince Street, l’organiser autour du thème du Loft. Les invité·es pourraient être encouragés à porter des tenues « Fall in Love », en arborant des notes de musique, des motifs à effet huileux et des imprimés oiseaux pour montrer à quel point iels apprécient le Loft. Si David Mancuso était vivant, il aurait pu être le DJ invité. Et au plus fort de la fête, il aurait pu jouer « Love Potion », le single imaginaire de Louis Vuitton.

 

Mais David aurait refusé.

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