Ma découverte du trash metal via le rap jiggy des Ruff Ryders

Le son "jiggy" des Ruff Ryders, belliqueux mais plastique et contre-intuitif au point d’en être presque crispant, a marqué le rap américain au tournant du XXIe siècle avant de s’évaporer sans que beaucoup ne le regrettent. Très confidentielle dans l’Hexagone, cette musique est pourtant restée imprimée dans les oreilles du rap-nerd adolescent qu’était à l’époque Julien Morel, ex-rédacteur en chef de Vice France. Il revient sur cette trouble épiphanie sonore et visuelle, qu’il avait alors absorbée comme une forme noire-américaine du trash metal des années 80.

La première fois que j’ai entendu parler des Ruff Ryders – ce gang mené par les frères investisseurs Darrin et Joaquin Dean et leur cousin producteur Swizz Beatz, et suivant une ligne inédite dans l’histoire du hip-hop, celle de rappeurs en cuir de motards, vadrouillant sauvagement dans les zones périurbaines de l’État de New York sur leurs grosses cylindrées japonaises –, ça devait être en 1999. C’était une chronique qui disait du mal d’un disque de DMX (était-ce Flesh of My Flesh, Blood of My Blood sorti en 1998 ou … And Then There Was X, paru un an plus tard ?) dans L’Affiche ou dans Groove et je me souviens avoir immédiatement eu envie d’écouter leur musique. À en juger par la détestation dont les Ruff Ryders étaient victimes en France – pays dépourvu d’humour comparé aux États-Unis où l’humour est moins sujet à la méfiance et où leur domination était totale, absolue, où ils étaient, dans une certaine mesure, redoutés – je pensais que la musique proposée par DMX et ses comparses The LOX, Eve et Drag-On, devait être spéciale, dure, intéressante, idéale donc pour un adolescent vigoureux et auditeur de rap tel que moi.

Outre ce teasing, ma vraie découverte du son de DMX et des Ruff Ryders se fit avec « Get at Me Dog » et « Party Up (Up in Here) », par l’intermédiaire du Cut Killer Show, alors diffusé sur Skyrock le samedi soir entre 20 heures et 22 heures, et je me souviens avoir été non pas déçu, je dirais plutôt affligé, sans voix, devant ce rap certes hardcore mais qui ne ressemblait pas du tout à l’image mentale que je m’en étais faite en lisant Groove ou L’Affiche – une sorte de Onyx ou de Wu-Tang où les samples auraient été remplacés par des synthés – mais plutôt à de la musique électronique dans laquelle je voyais poindre un mauvais goût fier de son état, à la manière de ce que je considérais alors comme de la techno – Floorfilla ou Gigi D’Agostino donc, de la musique exclusivement jouée dans des fêtes foraines belges ou d’autres rassemblements où l’Histoire n’était plus là et qui m’évoquait une déroute, un échec manifeste. En somme, je me rendais compte que j’avais précisément le même avis que les rédacteurs de Groove et L’Affiche, et c’était terrible.

J’ai donc dû attendre six mois avant de tomber (via l’émission Yo! MTV Raps, alors diffusée le dimanche soir entre minuit et 2 heures) sur un bon morceau des Ruff Ryders et pour m’immerger dans ce gang d’hommes et de femmes motorisés, avec un poil trop de fougue, puisque surtout poussé par le désir de venger mon échec précédent, ce rendez-vous manqué avec eux, leurs motos, quads, scooters et vestes de cuir savamment coupées (révélant leurs bustes glabres pas exactement virils, pas exactement féminins non plus, entre les deux) qui leur donnaient un air plutôt grotesque – comme aujourd’hui les adolescentes que l’on croise à Château-Rouge dans des perfectos cloutés qui sont les mêmes que ceux historiquement rattachés à d’autres genres musicaux a priori éloignés de leurs préoccupations tels que le punk, le D-Beat, le hardcore ou le thrash, et qui sont réutilisés, dans d’autres circonstances, par des artistes RnB telles que Rihanna.

Plus que d’un bon morceau d’ailleurs, je parle d’un chef-d’œuvre : « Ruff Ryders’ Anthem » de DMX. Ce morceau est le quatrième single issu du premier album de DMX, It’s Dark and Hell It’s Hot, sorti en 1998, et qui s’est vendu à 5 millions d’exemplaires, atteignant la 94e place du Billboard US de la même année, et selon Wikipédia, un rang honorable – 79e – dans le top des 100 meilleurs morceaux de rap de tous les temps de la chaîne télé VH1, pourtant peu réputée pour sa sélection en matière de rap. « Ruff Ryders’ Anthem » est donc aujourd’hui considéré, à raison, comme un classique inaltérable du rap jiggy, ou rap commercial, ou rap vantant les mérites du consumérisme pour ce qu’il est (mais aussi expression de rappeurs vantant le fait de jouir d’un pouvoir d’achat supérieur à d’autres habitants du même ghetto, qu’ils représentent néanmoins – dans le cas de DMX : Yonkers, New York), au contraire du rap new-yorkais d’avant 1997 et d’avant Bad Boy Records (label de Sean « P. Diddy » Combs), rap qui, pour sa part, vantait les mérites de la realness, de l’unité, et idéalisait le mode de vie des petites frappes disposant d’une capacité de nuisance somme toute relative (voir : Nas, Mobb Deep, Jeru The Damaja, etc.), c’est-à-dire une idée du rap assez éloignée de la puissance de feu inaltérable et virtuose des Ryders.

« Ruff Ryders’ Anthem » s’appuie le long de ses 3 minutes 52 sur une ligne de synthétiseur obsédante et infernale – les médias rap de l’époque, croyant en leur sens de la répartie, en parlaient souvent en des termes moqueurs tels que « vulgaires notes de claviers Bontempi » – composée par Swizz Beatz, dont l’aspect rêche, minimal, glacial, avec ses notes descendantes, évoque l’assaut d’un château fort par un contingent brutal et grivois, bataille sans doute exempte de toute valeur et de toute morale, dans laquelle les chevaliers auraient tous quelque chose à se reprocher, des petits larcins souvent, mais aussi des assassinats de quelques vendeurs de soie, de même que plusieurs viols. Sans le vouloir, le morceau (et son remix sorti deux mois plus tard sur l’album The Professionnal de DJ Clue, avec les collaborations de Jadakiss, Styles P. de The LOX, Eve et Drag-On, soit la totalité de la fratrie

Ryders) annonçait les années à venir du rap, et plus particulièrement du rap du Sud des États-Unis, celles de la période crunk : la vibration guerrière et comme métallique du morceau venait d’ouvrir une brèche béante qui allait aboutir, en 2004, sur le seul morceau vraiment heavy metal réussi de l’histoire du rap, « Stop Fucking With Me » de Lil’Jon & The East Side Boyz, qui samplait « Raining Blood » de Slayer, produit par Rick Rubin.

En 1999, dans les semaines qui ont suivi mon approbation chaleureuse du « Ruff Ryders’ Anthem », j’ai découvert, via mixtapes, clips, et autres playlists – je n’ai jamais possédé le moindre album des Ruff Ryders, si ce n’est l’album de Eve, Let There Be Eve, sorti en 2001 et contenant le single « Who’s That Girl ?», en version CD gravé toutefois – plusieurs de leurs tubes : « Down Bottom » de Drag-On et Juvenile, rappeur alors multiplatines de chez Ca$h Money Recordings, « They Ain’t Ready » de Jadakiss et Bubba Sparxxx, produit par Timbaland, « WWIII » avec Jadakiss, Scarface, Snoop Dogg et Yung Wun – chacun représentant sa région géographique d’origine dans un débordement de haine injustifiée – ou encore le très inélégant « What’s My Name » de DMX, ode à la régression et à l’abrutissement consenti, espéré, morceau tellement objectivement raté qu’il en est devenu, au moins pour moi, une sorte de « geste » musical, lequel a tout de même atteint la 67e place au Billboard US.

Avec le recul – soit environ 15 ans plus tard – on pourrait penser que les rapports entre le rap chevaleresque des Ruff Ryders et le heavy metal grand public des années 1980 (et surtout sa version la plus « rue », c’est-à-dire le thrash) étaient évidents, sous nos yeux, les analogies allant jusqu’aux interprétations rarement positives de la part des médias et des milieux « alternatifs » témoins de ce spectacle de grande ampleur, dénonçant, l’un comme l’autre, un populisme à tous crins doublé d’une forme particulièrement poussée de machisme – deux assertions parfaitement justes – le tout surmonté d’un mauvais goût sans borne, sans limite, au sein de genres musicaux pour lesquels l’idée même de limite est rarement recevable. Mais à l’époque, il n’en était rien, le rap et le heavy metal – et pas le néo-metal pour bros de la même époque, ouvert, pour sa part et dans une certaine mesure, à la culture noire – étant deux genres pour le moins différents et ne rameutant jamais les mêmes auditeurs ni les mêmes journalistes, ceux-ci ayant sans doute autre chose à foutre que d’écouter Venom (un supplice pour tout fan de rap) ou découvrir DMX (torture similaire pour toute personne possédant une veste en jean arborant un – ou plusieurs – patch(es), du moins à l’époque).

C’est plus tard, en téléchargeant les albums Kill ’Em All de Metallica, sorti en 1983, et Seven Churches du groupe Possessed, paru en 1985, que j’ai – aidé par des amis venant des scènes rock et rock extrême – identifié le thrash des années 1980, assez bien je pense, puisque je me souviens avoir pensé que c’était un truc plutôt marrant, culturellement ancré à l’opposé du punk, avec des covers ornées de dessins laids mais très soignés et, d’une manière générale, de droite – une droite d’origine populaire, une droite de rejet donc, plus de droite encore, il me semblait, que ne l’étaient les post-hippies pionniers du genre dans les années 1970, tels que Black Sabbath. J’aimais bien ces deux albums, et l’idée de me pencher sur le thrash me plaisait. J’allais d’ailleurs continuer à le faire, me forçant parfois, car j’ai dû reconnaître que malgré l’intérêt procuré par la découverte de ce sous-genre (et la réhabilitation mentale a posteriori des nerds métalleux de mon lycée, notamment un mec très normal et, par ailleurs, plutôt chiant qui me conseillait des trucs comme Cannibal Corpse), je m’en foutais aussi un peu. En réalité, les sensations éprouvées à l’écoute de ces albums, de même que l’imaginaire général développé par le thrash et le rap, étaient par trop similaires, quoique moins « j’ai-envie-de-te-péter-la-gueule-et-de-te-serrer-dans-mes-bras » dans le cas du thrash, à quelques exceptions près tout de même – « Seek and Destroy » de Metallica est, par exemple, un morceau de rap tout à fait convaincant. J’avais comme l’impression de connaître déjà tout ça, cette existence motorisée faite de stupre et de rancœur envers le peuple piéton, et cela du fait des Ruff Ryders, formation en définitive tout aussi de droite, tout aussi ridicule d’un point de vue extérieur, et tout aussi méprisée médiatiquement que les groupes de heavy metal.

Si l’on s’arrête sur l’esthétique Ruff Ryders durant leur période de gloire 1998-2003 – le label ayant par la suite continué sa route dans un silence relatif avec des apparitions de plus en plus rares de DMX, Eve et Drag-On, rappeur porte-malheur dont la présence a toujours été à deux doigts d’être oubliée même pour les fans purs et durs –, les correspondances avec le heavy metal sont légion. Le logo tout d’abord, soit la lettre R écrite avec une police d’inspiration « marque de motos de course japonaise » et surmontée d’un lettrage « Ruff Ryders » couleur acier, évoquant les T-shirts et covers d’albums de Judas Priest ou Motörhead. Les clips également, qui possèdent leur part de responsabilité à la fois dans la réussite et le déclin rapide du label, puisqu’ils reprenaient presque systématiquement les mêmes thèmes et les mêmes manières de les aborder que certaines vidéos de thrash tournées quelques 20 ans plus tôt pour les débuts de MTV, mettant donc en valeur l’identité des protagonistes en tant que ryders insoumis, malmenés aussi bien par la police d’autoroute que la brigade des mœurs : réunions en plein air en quads et motos, roues arrières, accélérations intempestives sur l’autoroute, mais aussi gestes brusques, filles débraillées que l’on imagine appartenir aux louches hommes de main Jadakiss et Drag-On, et glorification de la femme toute-puissante, à la fois maman et sœur préférée, la queen bitch avec laquelle il vaut mieux filer doux, j’ai nommé Eve. Il suffit de regarder la vidéo de « Down Bottom » pour mieux comprendre que leurs influences n’étaient pas à chercher dans le rap jiggy futuriste de la même époque – Missy Elliott – ni dans le rap californien grand public avec lequel ils partageaient les couvertures de The Source ou XXL – Dr. Dre – mais dans la barbarie routière des clips de Megadeth et de son impulsif frontman Dave Mustaine.

Aujourd’hui, une forme de réhabilitation, voire de complaisance, semble à l’œuvre en ce qui concerne les Ruff Ryders, un peu comme ce fut le cas il y a quelques années pour le metal des années 1980, quand les blogs et les médias pop anglo-saxons conventionnels tels que Pitchfork manifestèrent un regain d’intérêt à son sujet, en même temps que l’esthétique thrash – les logos, les dessins et l’allure vestimentaire – faisait son retour dans les cercles hip et alternatifs, notamment en France chez le duo de musique électronique Justice, et ça non pas de manière ironique, mais plutôt avec un sourire en coin. Outre la réussite de Swizz Beatz au sein du rap mainstream et de la culture populaire américaine – ce dernier s’étant marié à Alicia Keys et continuant de composer des morceaux pour plusieurs figures de la musique noire actuelle de type French Montana, Jay-Z ou Whitney Houston, mais pas seulement, puisqu’il travaillerait en ce moment sur d’éventuelles collaborations avec divers groupes de K-pop coréens – on peut ainsi noter plusieurs listes rétrospectives sur The Fader ou Complex, qui, comme poussées par une forme de nostalgie étrange pour une période que les observateurs considèrent pourtant comme la pire de l’histoire du rap (1998-2003, soit précisément celle des Ruff Ryders), reviennent sur l’hagiographie et les chefs-d’œuvre de ce crew aujourd’hui oublié, au contraire, par exemple, des Diplomats ou du Wu-Tang.

Après avoir vendu plus de 29 millions d’albums, passé pas mal de temps en prison, s’être vu arrêté pour excès de vitesse, s’être essayé au gospel, avoir fait une apparition en vidéo sous une forme mutante, en sueur et vraisemblablement sous crack devant un public YouTube hilare, DMX coule aujourd’hui des jours malheureux quelque part dans New York, s’apprêtant à partir en tournée mondiale avec d’autres rappeurs autrefois solvables tels que EPMD, Rakim ou Das EFX. Comble de la cruauté à retardement, une étude menée par le scientifique new-yorkais Matt Daniels vient de révéler que DMX était le rappeur ayant utilisé dans ses textes le moins d’outils de vocabulaire de l’histoire du hip-hop – derrière Master P. Dire que Earl Simmons est au creux de la vague ne serait pourtant pas tout à fait vrai : il est dans une position encore plus inconfortable, celle du has-been junkie, précisément celle des stars du heavy metal des années 1980 au début des années 2000, avant leur réhabilitation historique. Mais pour moi – et j’espère, pour d’autres – il restera l’homme âgé de 25 ans roulant vite et sans casque sur un quad à quatre roues motrices. Au début de l’année 2014, il aurait demandé à ses anciens camarades de refonder les Ruff Ryders, requête à laquelle seuls Drag-On et Eve ont répondu (favorablement). Si la vie est bien un cycle où tout se répète toujours encore et encore, Styles P. et Jadakiss – qui eux, figurent encore sur le devant de la scène, chacun en solo – devraient s’acheter un complet Yamaha vert fluo aux alentours de 2020.

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