C’est une chose étrange et presque scandaleuse que Diedrich Diederichsen ait été aussi peu traduit en français. Né en 1957, il a écrit sur le punk et la new-wave pour la version allemande du magazine Sounds avant de diriger Spex, titre-phare de la presse alternative germanique, jusqu’au début des années 90. Imprégné de cultural studies, de post-structuralisme et de marxisme dissident, sa façon d’aborder la critique musicale est celle d’un moderniste radical, peu enclin à prendre la légèreté à la légère. Il enseigne parallèlement la théorie de l’art à Vienne. Audimat publie ici un article précédemment édité dans le quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung en 2010, qui s’interroge sur le choix de son ancien employeur, Spex, de cesser de publier des chroniques d’albums.
L’objet disciplinaire de la critique d’art est double : elle concerne d’une part les objets comme œuvres, points de départ ou supports, inscrits dans la matière ou le temps, d’une expérience esthétique, et d’autre part ces mêmes objets médiatisés comme marchandises achetables ou prestations de service, marqueurs d’appartenance sociale dans la course quotidienne à la distinction. Que les expériences esthétiques relèvent d’un monde où très peu de choses ne sont pas à vendre nous a accoutumés à ce que la critique d’art rapporte ces deux aspects l’un à l’autre. Mais on ne peut s’acquitter du commentaire de l’expérience esthétique en invoquant seulement des critères comme le rapport qualité-prix d’une marchandise. Car l’industrie culturelle ne saurait nous dicter sous quels formats appréhender nos expériences.
Et pourtant il y en aurait beaucoup, des changements, si du jour au lendemain les places d’opéra devenaient gratuites et illimitées ou si les galeries d’art n’étaient plus accessibles qu’en de trop rares et brèves occasions, et ce à des tarifs exorbitants. Dans de tels cas, la relation entre marchandise et forme de la médiation, rapportées à un art qui s’associe à elles ou qui les conteste, serait à ce point transformée que les habitudes et les formats de la critique devraient eux aussi évoluer. La musique pop est de plus un format culturel qui s’est toujours compris comme s’ancrant dans et dialoguant avec l’industrie culturelle. L’art, pour la musique pop – à la différence des arts classiques – est une sorte de devenir, et en aucun cas un passé révolu.
En conséquence, dans le domaine de la musique pop, la critique a toujours été très proche du pur conseil au consommateur. S’adresser à une clientèle de jeunes gens un peu serrés financièrement souhaitant néanmoins vivre, avec des moyens limités, l’expérience la plus forte et la plus intense possible, a engendré une forme tout à fait singulière de critique journalistique, riche d’expressions comme « foutage de gueule » ou « très bon plan ». Mais promettre de développer la subjectivité dans le but de vivre cette expérience unique ou, dit d’une manière plus sceptique, de transmettre la distinction, n’était pas tout à fait sans prétention. Il revenait à des personnalités critiques particulièrement hautes en couleur et exubérantes d’expliquer comment ces œuvres, objets ou marchandises singuliers produisaient leur effet sur ce public.
Œuvres en miettes
Il se trouve que l’auteur de ces lignes a été lié pendant des années à Spex en tant que rédacteur enthousiaste de telles critiques – et il savait alors plus ou moins ce qu’il faisait. De là vient peut-être qu’il se sente étrangement touché par le fait que Spex, justement, veuille mettre un terme à cette pratique. La rédaction estime qu’une mutation historique majeure l’oblige à franchir ce pas. Si elle entendait par là le lent émiettement de l’entité « album », on pourrait probablement acquiescer. De fait, les gens, encouragés par les nouvelles possibilités de téléchargement, légal comme illégal, se procurent de plus en plus des morceaux, chansons et autres entités inférieures à l’album ; ils ne s’en tiennent pas aux dates officielles de sortie qui donnent l’occasion d’un article aux journalistes ; ils ont déjà écrit des articles sur leurs blogs, réalisé des remixes ou publié des vidéos parodiques sur YouTube avant même que les maquettes des magazines musicaux n’aient pris le chemin de l’imprimerie.
Dans une telle situation, il n’y a en réalité que deux possibilités : soit on participe à cette activité chaotique de réception, productive de son point de vue – et pour cela le Net est ce qui se fait de mieux. Soit on l’observe de l’extérieur et on en décrit les résultats. Cette dernière attitude serait finalement assez proche de celle de l’ancienne critique d’art, celle qui s’est toujours donné pour tâche d’analyser la réception des œuvres autant que de livrer sa propre réflexion sur elles. Pour ce faire, le format papier est le plus propice à la patience nécessaire, à la prise de recul.
Mais Spex propose autre chose. Dans un édito intitulé « La fin de la critique musicale », la rédaction déclare vouloir rendre compte des nouveaux albums sous une forme dialoguée. On ne nous dit pas vraiment quel problème ce nouveau format est censé résoudre. Car on continue de respecter les dates de sorties officielles. Et au lieu de répondre à l’émiettement de l’œuvre et à la démultiplication des avis, on émiette la critique en une entité semblable à une chat room. Internet aurait beau nous offrir suffisamment de points de vue sur la musique dans des délais d’une brièveté inégalable, l’imprimé aurait selon Spex l’avantage de la pluralité. Sauf qu’il n’y a guère plus pluriel que le Net. La grande force de l’imprimé, au contraire, réside dans l’impérieuse nécessité pour les auteurs de rédiger quelque chose de l’ordre d’une conclusion synthétique, d’une idée qui résumerait ladite pluralité. Mais naturellement, l’imprimé connaît des contraintes, et les critiques écrites dépendent du délai de publication et du nombre de lignes autorisé, là où sur Internet on nage dans la connexion illimitée à un texte en ligne par essence ouvert et extensible à l’infini.
Changement de valeurs
La supposée adhésion aveugle, implicitement dénoncée par Spex, aux verdicts autoritaires de la presse et de ses thuriféraires, conditionnée par les contraintes de l’imprimé, serait plutôt un problème des années 50. Une bonne critique est au contraire un texte qui fait jouer les points de vue les uns contre les autres, ce dont la critique pop a bien conscience, au moins depuis des années 60 et 70 marquées par leur anti-autoritarisme. Le jeu des arguments et contre-arguments ne déploie toute sa richesse que si un auteur s’astreint à s’ouvrir et à faire entendre la pluralité de la réception de l’œuvre. Mais vient-on à la déléguer à deux ou plusieurs personnes concrètes, et chacune d’entre elles est atrophiée à un seul point de vue. Alors que dissocier la personne de son point de vue dans la réflexion esthétique est au contraire le pouvoir classique de la critique d’art.
Quiconque se fie uniquement à des personnes en désaccord pour peser le pour et le contre et évaluer l’éventail des nuances et des jugements qui leur correspondent s’inscrit davantage dans un modèle classique que dans un nouveau modèle de réception de la musique pop : à savoir le vieux conflit des tribus et des sous-cultures qui identifiaient immédiatement la musique à des modes de vie et à des convictions viscérales, comme à l’époque héroïque où la pop et les sous-cultures se trouvaient profondément liées. De fait, la résurgence de tels affrontements est aussi à porter au crédit de l’expérience de Spex : lorsque plusieurs personnes discutent d’un album, les voix qui rejettent brutalement et à raison « toute cette merde », bien trop rares ces derniers temps dans toutes les formes de journalisme, se font plus souvent entendre. La parole n’est plus seulement donnée aux spécialistes d’un genre ou d’un artiste, toujours acquis d’avance ; le doute de principe a lui aussi voix au chapitre.
Il est vrai qu’il y a belle lurette que la pop des classes moyennes supérieures, qui est celle dont traite Spex, n’offre plus l’occasion d’une lutte des modes de vie. Les valeurs sociales qui prévalent sont celles de la diversité, de la tolérance, de l’originalité – il ne s’agit plus d’être ou non du bon côté, comme dans les bonnes vieilles guerres des styles musicaux d’antan. Bien sûr, il n’est pas socialement indifférent de savoir qui s’enthousiasme pour quoi, mais la question qui importe aujourd’hui est plutôt de savoir comment la musique pop peut transposer dans la culture numérique son aptitude unique à rassembler différents genres artistiques, médias et types de performances autant que de les inscrire dans la vie quotidienne, et à faire de tout cela quelque chose de nouveau. Elle est précisément à la veille de transformer cette pratique hybride entre art et vie quotidienne en une pratique artistique de second degré, et d’ébaucher sa phase conceptuelle. Elle a besoin pour cela d’une critique d’art spécifique. Il est douteux que celle-ci évolue via l’évaluation d’albums. Et de fait, Internet permet un équilibrage, une forme de synchronisation des points de vue, à la fois plus rapide et plus précise.
Le journalisme musical n’est pas le seul dans la presse à voir fleurir entretiens, tables rondes et interviews, car ceux-ci permettent une certaine réactivité sans passer par de laborieuses commandes auprès des auteurs – il s’agit là d’une réponse à la prétendue course contre la montre et à la concurrence de la communication en réseau. Mais il en résulte avant tout une forme de contenu bon marché: la personne interrogée ne reçoit en général aucun honoraire, les stagiaires tapent les enregistrements, les rédacteurs rédigent et aplanissent, et les auteurs disparaissent. Je plaide pour le modèle inverse : les auteurs devraient écrire de longs textes bien payés, et leurs articles n’interviendraient pas à la sortie d’un disque ou d’un livre, au lancement d’un jeu vidéo ou à la première d’un film, mais n’importe quand, au début, au milieu ou à la fin d’un cycle de réception.
Valorisation à long terme
La relation du critique à sa vie, à sa subjectivité comme laboratoire de la réception ne s’inscrit pas dans la rapidité mais dans une lenteur qualifiée, anticapitaliste, celle d’une vie non bousculée et profonde, au service de la réflexion esthétique. Ce qui est nouveau n’est pas forcément ce qui est neuf mais aussi, par exemple, ce que j’ai nouvellement assimilé.
Ce serait là une utopie ? Aucun annonceur ne s’intéresserait à un tel papier ? Pourquoi ? Il faudrait simplement faire comprendre à l’industrie culturelle que c’est sa seule possibilité de concrétiser sa propre utopie actuelle de commercialisation et de médiatisation, de développer la « long tail » comme on l’appelle : gérer la possession de droits d’auteurs en s’appuyant non plus sur la nouveauté mais sur la durabilité, à la manière des éditions des œuvres complètes des Beatles.